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a cessé d’être la forme dominante de la redevance territoriale dans la Grande-Russie, parce que les seigneurs qui résident sur leurs terres trouvent plus profitable la corvée, c’est-à-dire l’exploitation du travail du serf appliqué à leurs domaines. L’abus de cette exploitation est tel que, pour le combattre, une loi a fixé à trois jours par semaine le maximum de travail que le seigneur a le droit d’exiger de ses serfs. Enfin, outre l’obrock, qui est la charge fixe, et la corvée, qui est la redevance variable, il y a pour le paysan russe une autre forme d’impôt qui, lorsqu’il y est soumis, le dispense de tout autre : c’est d’avoir à loger, à chauffer, à éclairer et à nourrir dans son domicile, au sein de sa famille, un militaire non marié ; c’est la condition du paysan russe sur les terres des colonies militaires[1].

On a dit souvent qu’en Russie le sort du paysan dépend absolument du caractère personnel de son seigneur, qui, suivant qu’il est généreux ou inhumain, rend heureux ou misérables les serfs placés sous sa puissance. Cela est vrai dans une certaine mesure. M. de Haxthausen cite l’exemple d’un seigneur russe qui était si bon et si bienfaisant sur ses domaines, que toute l’ambition des serfs à l’entour était de l’avoir pour maître. Un jour les habitans d’un village voisin vinrent en masse lui témoigner la joie qu’ils éprouveraient de lui appartenir, et ce seigneur leur ayant répondu qu’il n’avait pas l’argent nécessaire pour les acheter, ceux-ci se procurèrent bientôt, à force d’industrie, la somme représentant la valeur vénale de leur village, y compris celle de leurs personnes, et la déposèrent aux pieds du seigneur, qui, avec cet argent, les acheta, et devint ainsi leur maître. Ceci prouve assurément que ce nouveau maître était bon ; mais on peut en conclure aussi que le premier était très mauvais. Quoi qu’il en soit, le meilleur de tous a le défaut d’être un maître absolu. Pour juger des conséquences qu’entraîne ce principe d’autorité sans bornes, il suffit de lire le résumé succinct que fait l’Encyclopédie britannique de la condition des paysans russes : « Ils sont, dit-elle, complètement esclaves. Leur maître peut leur infliger tel châtiment qu’il lui plaît, il lui est seulement interdit de les tuer, ou de les faire jeûner jusqu’à ce que mort s’ensuive, ou de les mutiler. Un serf ne peut se marier sans la permission de son maître. Celui-ci a le droit de vendre le serf ; mais si c’est un serf rural, il ne peut le vendre sans la terre à laquelle il est attaché[2]. » Un seigneur russe, M. de Pirsh de Krasnaja, adressait un jour aux serfs de son domaine une allocution qui définit assez bien aussi et plus brièvement encore l’autorité hiérarchique du seigneur sur ses paysans : « Je suis, leur disait-il, votre maître, et mon maître à moi,

  1. M. de Haxthausen, t. II, p. 129 et 200.
  2. Penny Cyclopedia ; voyez Russia.