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suppose, je le trouverais dans le sentiment public dont, suivant le témoignage de M. de Haxthausen, la loi pénale est l’objet en Russie. Cette loi y est profondément impopulaire, détestée, et l’opinion publique se montre bienveillante pour tous les condamnés, surtout pour les exilés en Sibérie. Or c’est le signe presque infaillible d’un état social vicieux, et dans lequel le peuple souffre, quand la sympathie générale honore ceux que la justice a frappés.

Je sais qu’il existe une théorie politique suivant laquelle il ne faut tenir que peu de compte des maux individuels qui se produisent au sein d’un peuple, et ne voir que le but final auquel ce peuple est conduit. — Qu’est-ce, dit-on, que le sacrifice passager de quelques hommes, de quelques familles, de quelques générations même, si ce sacrifice a pour récompense un bien durable et permanent, l’établissement d’une grande nation ? Qu’importent les misères et les souffrances particulières, si la prospérité publique en résulte, et avec elle un gouvernement puissant et glorieux ? — Cette théorie ne me satisfait pas. Je n’ai jamais compris, je l’avoue, la facilité avec laquelle on dispose des individus pour le plus grand bien de la masse, et des générations présentes au profit de celles à venir. J’aime mieux cette définition de Bossuet, qui dit que la vraie fin de la politique est de rendre la vie commode et les peuples heureux. Et de quel droit commence-t-on par opprimer les hommes pour parvenir à les rendre heureux ? Qui autorise à torturer les uns pour assurer le bonheur des autres ? Je ne comprends pas mieux comment, même pour doter une nation de la gloire, qui est un bien collectif, on dépouille tous ses membres de la liberté, qui est un droit individuel.

Mais écartons la question morale et politique, et ne considérons pour un moment que la question économique. — Lequel vaut mieux pour la richesse agricole et industrielle d’un pays et pour la création du bien-être et de la prospérité publique, lequel vaut mieux, dis-je, de l’action libre des individus ou de l’autorité qui les mène ? Nous avons vu qu’aux États-Unis chacun choisit avec une entière liberté la profession qu’il lui plaît d’exercer, et que de cette faculté laissée à tous résulte naturellement la culture de tous les commerces et de toutes les industries le mieux appropriés aux besoins du plus grand nombre. Le même résultat est-il obtenu en Russie ? S’il existe en Russie un fait certain et bien constaté par M. de Haxthausen, qui en fournit mille preuves, c’est que dans ce pays, doté d’ailleurs de terres si fertiles, l’agriculture est languissante et ses produits minimes, comparativement à ce qu’ils devraient être. Maintenant, pourquoi l’agriculture en Russie est-elle improductive ou ne produit-elle que d’insignifians bénéfices ? C’est par une raison que M. de Haxthausen semble n’avoir pas aperçue, et qui cependant doit tout d’abord frapper les yeux : c’est qu’il y a en Russie infiniment plus d’agri-