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culteurs qu’il n’en faudrait pour satisfaire aux besoins réels, et il s’y trouve plus de paysans agricoles qu’il n’en est besoin, parce que ces paysans, étant serfs, ne peuvent à leur gré changer de condition. M. de Haxthausen se refuse à voir cette évidence, et n’apercevant pas les vraies causes du mal, il en indique d’imaginaires, qui sont assez curieuses pour mériter d’être rapportées. « L’agriculture, dit-il, manque de bras, parce que l’industrie manufacturière les lui enlève, et celle-ci est préférée parce qu’elle donne des salaires élevés, tandis que la terre n’en procure que d’insuffisans. » D’où l’auteur tire deux conséquences : la première, c’est qu’il faut se bien garder d’abolir le servage, qui seul aujourd’hui combat le mal en retenant le paysan dans les liens du sol, et sans lequel ce qui reste encore de serfs agricoles quitterait la terre pour la fabrique ; la seconde conséquence, c’est que si l’on veut détruire le servage en Russie, ce dont l’auteur est d’avis, il faut d’abord y détruire l’industrie manufacturière, dont la suppression ramènera au sol tous les bras nécessaires à l’agriculture, et que celle-ci, désormais leur seule ressource, conservera sans avoir besoin de la protection du servage. Aux yeux de M. de Haxthausen, cet intérêt de l’agriculture en Russie est dominant, exclusif. Il semble que le sort de la terre le touche plus que la destinée elle-même des êtres humains qui l’habitent, et, contemplant les immenses étendues non encore défrichées sur le sol russe, il s’écrie avec une sorte d’enthousiasme religieux : « Il faut à tout prix cultiver la terre en Russie ; c’est un devoir pieux, car Dieu a dit à l’homme : Tu travailleras la terre à la sueur de ton front[1]. » Quelle étrange confusion d’idées ! quelle accumulation d’erreurs ! Et ne voit-on pas une fois de plus jusqu’où peut s’égarer celui qui, s’écartant du vrai, substitue les chimères de son esprit à la réalité des choses ?

Ce n’est pas l’étendue du sol non cultivé qu’il faut considérer dans un pays : ce qu’il faut y voir, c’est la quantité de terre dont la culture y peut être entreprise utilement, et ce qui détermine cette quantité, c’est la mesure des besoins à satisfaire tant au dedans qu’au dehors ; ces besoins se révèlent eux-mêmes et se jugent par le prix des produits du sol. Si ces produits tombent à une certaine vileté de prix, c’est la preuve qu’ils sont inutiles ou exagérés, et dans ce cas, il faut ou supprimer la production ou la restreindre. Le paysan russe peut être très pauvre et mourir de faim au milieu de la plus abondante moisson, si les céréales sont à vil prix, et si, pour payer son obrock ou sa redevance, il est obligé de vendre tout ce qu’il a récolté. Il est absurde de faire de la culture pour de la culture, et nulle part les livres saints n’imposent à l’homme l’obligation d’arroser la terre d’une sueur stérile. Ce qui est juste, naturel, conforme

  1. Tome Ier, p. 150.