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cisse, on le conçoit ; mais que la science n’intervienne pas et ne soit pas invoquée au secours d’erreurs qu’elle combat et de mensonges qu’elle désavoue !

Si l’on veut pénétrer au fond de la société russe, on voit que ce qui rend profondément misérable l’habitant de ce pays, ce qui le précipite dans tous les vices, compagnons habituels de la misère et de la corruption, c’est précisément la privation de ces deux biens essentiels à l’homme, et qui ne peuvent lui faire défaut sans que l’économie morale de son être en soit profondément troublée. Il est misérable, surtout parce qu’il est serf et parce qu’il est ainsi destitué de ces biens essentiels à l’homme : la liberté et la propriété.

Le remède à cette misère ne saurait être prompt et subit, car c’est une des tristes lois de l’humanité, que plus une plaie sociale a duré, et plus la guérison est lente ; mais M. de Haxthausen, qui observe tout si bien alors même qu’il juge si mal, montre parfaitement dans son livre de quel côté viendra le remède : il viendra de ce développement industriel dont le progrès l’alarme tant, et qui est si frappant dans toute la Russie. De là naîtront deux choses : une propriété créée par le travail et une classe moyenne investie de cette propriété, c’est-à-dire une classe tout à la fois intelligente et laborieuse. Catherine II voulut fonder cette classe, et en 1832 un ukase de l’empereur Nicolas décréta la création de la classe bourgeoise. Décrets vains et puérils et qui attestent bien les illusions de l’omnipotence d’un seul ! Ce qui créera la classe moyenne en Russie, c’est le travail, qui transforme les prolétaires en ouvriers, ceux-ci en artisans, ceux-ci en commerçans et fabricans, ceux-ci encore en propriétaires. Que les tsars rendent libre le travail, qui aujourd’hui en Russie ne l’est pas ; qu’ils en assurent l’exercice sous la protection des lois ; qu’ils ouvrent à ses produits l’acquisition de la propriété foncière tout à la fois aliénable et inviolable, et ils pourront réellement dire qu’ils ont créé la classe bourgeoise. Et puis, la classe bourgeoise étant créée avec la propriété moyenne, avec elle viennent les lumières, les services, l’influence, le crédit ; avec elle naissent des droits ; ces droits, quand ils sont écrits dans les lois et consacrés par les mœurs, c’est la liberté… Jusque-là il peut sans doute y avoir en Russie une nation considérable par le nombre et puissante par les armes : il n’y a pas un peuple riche et prospère. La force et la conquête sont assurément puissantes à fonder des empires ; la liberté seule rend heureux les sujets, et en même temps qu’elle leur donne le bien-être, elle leur confère seule ce qui constitue la vraie grandeur d’un peuple, la moralité et la dignité.

Gustave de Beaumont.