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bientôt comme compensation la bonne fortune d’une rencontre avec une connaissance parisienne. C’était un jeune homme qui avait été le camarade d’Antoine à l’époque où celui-ci fréquentait l’École des Beaux-Arts. Il se nommait Jacques, et retournait au Havre, où il avait des travaux d’ornementation à terminera bord d’un navire appartenant à un grand seigneur anglais. Il était descendu à Mantes pour donner en passant une marque de souvenir à une femme qui habitait cette ville, et avec laquelle il avait eu jadis une liaison qui s’était prolongée pendant deux années. Jacques devait continuer sa route par le train de nuit.

Les deux anciens camarades renouvelèrent connaissance et se racontèrent réciproquement leur vie depuis l’époque où ils avaient cessé de se voir. Cette existence était la même à peu de variantes près. Seulement, depuis trois ans le sculpteur Jacques avait renoncé à la statuaire pour se livrer à l’ornementation, branche de l’art qui se rapproche plus immédiatement des besoins de l’industrie. Il avait acquis dans cette partie une habileté véritable, qui le faisait rechercher dans les principaux ateliers de Paris. C’était à lui que l’on réservait tous les travaux qui s’écartaient de la commande ordinaire.

— Que voulez-vous ? dit-il à Antoine ; j’avais rêvé mieux que cela ; mais au bout du compte je suis encore heureux d’avoir pu trouver une ressource dans mon talent. Mes ébauchoirs me font vivre. J’ai des travaux en abondance. Si cette veine de prospérité se continue, dans trois ou quatre ans j’aurai amassé quelques économies qui me permettront de revenir à la sculpture et d’aborder avec toutes les conditions que réclame cet art, matériellement le plus coûteux de tous, une tentative sérieuse dont le résultat me fixera définitivement sur l’avenir qui m’est réservé comme artiste.

Ayant appris qu’Antoine avait le dessein de visiter la Normandie, Jacques parvint à décider le peintre à partir avec lui pour Rouen le soir même. — J’ai une affaire dans cette ville ; elle ne me prendra pas plus d’une heure, je me mettrai ensuite à votre disposition pour vous piloter dans le vieux Rouen, et dans un seul jour vous en verrez plus avec moi qu’un cicérone ne pourrait vous en montrer en une semaine. Au lieu de gagner Le Havre par petites étapes comme vous en avez le dessein, je vous proposerai de nous y rendre tout d’une traite, en prenant le bateau qui fait le service régulier. Ce sera pour vous une occasion de voir les bords de la Seine jusqu’à son embouchure : c’est très beau. Vous passerez avec moi une semaine ou deux au Havre : c’est tout ce qu’il me faut pour terminer mon travail. Une fois ma besogne achevée, nous battrons les chemins de compagnie. Je suis content de moi, je m’accorderai volontiers quelques