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— Va devant, lui dit son père. Nous causerons avec le capitaine. Cela ne t’amuserait pas, dit-il d’un air singulier qui fut sans doute compris par sa fille, car elle se pencha à son oreille et lui dit très bas et très vite : — Voilà encore que tu racontes tes affaires à une personne que tu ne connais pas ! — Elle acheva ces paroles avec un petit mouvement d’impatience.

— … Je vous disais donc, capitaine, reprit le bonhomme en continuant sa conversation, que mon associé était un coquin, ce que je prouve dans un mémoire.

— Allons ! murmura Hélène en s’éloignant,… le voilà parti !

— Permettez-moi de vous offrir mon bras, lui dit Antoine en la voyant marcher toute seule.

Elle s’appuya légèrement sur le bras qui lui était offert et continua sa promenade en ralentissant le pas de façon à ne laisser qu’une très courte distance entre elle et son père. Mais celui-ci possédait une manie commune à certains bavards : quand il causait en marchant, il s’arrêtait devant son interlocuteur ; puis, pour mieux faire pénétrer son raisonnement, il secouait rudement celui qui l’écoutait par le collet de son habit, et marquait chaque point du discours en lui frappant sur l’épaule. Les petites stations qu’il imposait au patient capitaine de l’Atlas s’étaient renouvelées assez fréquemment pour qu’il se trouvât encore une fois assez éloigné de sa fille. Qu’elle s’en fût aperçue ou non, Hélène semblait ne point y prendre garde ; elle continuait à marcher tranquillement au bras d’Antoine, avec qui elle causait. Entraînée par le besoin que les natures naïves ont de s’épancher, elle lui faisait les confidences de ses impressions depuis qu’elle avait commencé ce voyage. — Quel malheur que nous n’ayons pas pu entrer en mer par cette belle soirée ! dit-elle avec regret. — Peu d’instans auparavant, Antoine avait fait la même réflexion avec son ami Jacques ; Celui-ci en fit tout haut la remarque. Cette communauté de regrets établit une espèce de sympathie qui rompit l’état de gêne que ressentent deux personnes étrangères mises momentanément et par hasard au bras l’une de l’autre. La causerie devint sinon intime, au moins familière. Jacques y prenait part ; il avait quelquefois dans sa façon de s’exprimer des figures qui amenaient le sourire sur les lèvres de la jeune fille, pour qui ce langage était nouveau. Comme la fraîcheur qui montait de la rivière lui causait un léger frisson, Jacques lui couvrit les épaules avec une vareuse qu’il portait sur son bras. Hélène voulut refuser d’abord et faisait un mouvement pour retirer ce vêtement ; mais Antoine boutonna rapidement la vareuse sous le cou de la jeune fille.

— Mais décidément mon père m’abandonne, dit-elle en se retournant.