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elle une curiosité embarrassante, et c’était pour y échapper qu’elle avait refusé d’accompagner M. Bridoux.

En voyant celui-ci revenir seul, Antoine lui avait demandé si sa fille ne viendrait pas.

— Plus de curiosité que de faim ! répondit le père d’Hélène. La chère enfant ne sait plus où elle en est. Elle déjeune des yeux. C’est naturel : depuis six mois qu’il est question de ce voyage, vous comprenez, elle est toute désorientée ; le grand air la grise. Ce n’est pas surprenant, quand on reste depuis trois ans toute la sainte journée le nez dans ses livres, et jamais la moindre distraction. Elle profite de son bon temps, elle a raison. Depuis que nous sommes en route, elle ne peut pas dormir, tant elle est inquiète de ce qu’elle verra le lendemain ; la veille de notre départ, elle avait passé la nuit à se faire sa robe ; ah ! mon Dieu, en six heures ç’a été taillé et cousu ; elle n’est pas couturière pourtant, mais elle a de l’idée, acheva M. Bridoux en se frappant le front.

— Elle est très originale, cette robe, dit Jacques, à qui son ami lança un coup d’œil.

— Oui, répondit naïvement M. Bridoux, on n’en voit pas beaucoup de pareilles, c’est un fond de magasin qu’on m’a laissé pour presque rien, parce que l’étoffe est passée de mode. Dam ! vous savez, chacun connaît sa bourse, n’est-ce pas ? J’ai pris le coupon tout entier ; il m’en restera pour faire un rideau ou un couvre-pied…

— Ou une housse de fauteuil, interrompit Jacques d’un ton qui lui attira un nouveau regard d’Antoine.

— Oh ! je n’ai plus de fauteuil, répondit très naturellement M. Bridoux. J’ai eu un excellent voltaire, mais il a été vendu avec tout le reste à ma débâcle. Les brigands qui ont causé ma ruine ne sont pas parvenus à me déshonorer. J’ai forcé les huissiers qui sont venus saisir à regarder dans toutes les armoires. Ils me disaient : Mais, monsieur Bridoux, qu’est-ce que ça vous fait, si nous voulons avoir la vue basse ? — Je veux que vous voyiez tout, quand je devrais vous prêter mes lunettes. Tout ce qui est ici est le bien de mes créanciers. — Je suis sorti de ma maison avec ma femme et ma fille sous mon bras. Mes créanciers m’ont racheté des meubles à ma vente, et m’ont renvoyé tout mon linge. Ma femme avait la manie de la toile ; nous avions plus de soixante paires de draps. Ça a été vendu depuis. Vous entendez bien qu’on n’a pas besoin de tant de linge quand il ne vous reste plus qu’une armoire ; c’est du pain pour les rats. C’est pour achever de vous dire, continua M. Bridoux en s’adressant à Jacques, que je n’ai pas besoin de housse, puisque je n’ai plus de fauteuil ; vous dire que ça ne me prive pas, si. D’abord on n’est jamais ennemi de ses aises, et puis, quand il venait à la maison une personne étrangère, je