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vagues à la raillerie des enfans impitoyables ? C’est en 1798. Tout s’agite, tout est en mouvement dans une petite ville que baigne le flot clair et rapide du Lot : c’est le jour du tirage au sort. Parmi les jeunes gens, combien devront quitter la maison paternelle! Parmi les jeunes filles, combien se demandent avec anxiété si elles vont garder ou perdre à tout jamais peut-être leur fiancé ! L’une d’elles surtout, la plus gracieuse et la plus belle, « damette parmi les paysannes, » Marthe, attend, le cœur serré, dans sa maisonnette cachée sous les ormeaux; elle se dit qu’elle mourra si son fiancé Jacques lui est enlevé. Une de ses compagnes, Annette, vient la trouver. Autant Marthe est sérieusement inquiète et émue, autant Annette reste souriante et vive. « Va, dit-elle, j’aime Joseph : s’il part, je pourrai m’affliger, je pourrai laisser tomber quelques larmes; mais tout en l’aimant, je l’attendrai sans mourir. Nul garçon ne meurt pour une fille. Ce n’est que trop vrai : personne ne perd plus que celui qui s’en va! » Et en attendant, les deux jeunes filles se mirent à tirer les cartes avec une curiosité naïve et croissante. Tout annonce d’abord joie et bonheur, lorsque survient comme un mauvais présage une fatale dame de pique. Au moment même, le tambour bat, le cœur des jeunes filles se gonfle. Le sort a prononcé : qui a-t-il épargné ? Le fiancé d’Annette, Joseph, est parmi les favorisés. Jacques au contraire, le fiancé de Marthe, a pris le numéro 3; il est conscrit, il faut qu’il parte. Jacques, il est vrai, n’a ni père ni mère, Marthe est son seul lien, mais ce lien est puissant pour lui, et en partant, il promet à sa fiancée, si la guerre l’épargne, de revenir se consacrer à elle. Ainsi s’ouvre le poème. Annette est la jeune fille légère qui prend facilement la vie, Marthe est le cœur sérieux et passionné qui d’avance se sent atteint du mal de l’absence et peut-être de l’abandon, — Jacques est le jeune homme qui voit devant lui se lever l’inconnu et qui s’en va avec une fidélité à garder.

Un peu de temps se passe, et Jacques n’écrit point; on n’a rien su de lui. Le mois de mai revient embaumer le pays, et il trouve Marthe indifférente à ses premiers rayons, déjà frappée de ce mal de l’absence qu’elle pressentait. Les hirondelles qui viennent faire leur nid sous le toit de la jeune fille n’éveillent plus sur ses lèvres qu’un chant mélancolique et doux : « Les hirondelles sont revenues, je vois mes deux au nid là-haut; on ne les a pas séparées, elles, comme nous deux. Elles descendent, les voici, je les ai presque dans la main. Qu’elles sont luisantes et jolies! Elles ont toujours au cou le ruban que Jacques y attacha pour ma fête, l’an passé, quand elles venaient becqueter dans nos mains unies les moucherons d’or que nous choisissions... » La pauvre Marthe dépérit, la fièvre use son corps, si bien que tout le monde s’apitoie sur elle et que le curé du village la