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vraie : « Le temps des conquêtes est passé sans retour ! » Quelle a été en effet la première pensée des gouvernemens au moment d’entrer dans ce conflit ? ils ont commencé par déposer dans des engagemens mutuels toute pensée de conquête personnelle et d’agrandissement ; leur avantage propre, ils l’ont vu dans les intérêts généraux de l’Occident. La guerre, ils ne l’ont point acceptée pour elle-même, comme une chance qui pouvait frayer un chemin à leurs ambitions ; ils n’ont eu recours à cette cruelle extrémité qu’avec une répugnance évidente, fondée sur le sentiment généreux des besoins de la civilisation et de l’état actuel de l’Europe. On s’est trouvé plus d’une fois sans doute à la veille de chocs aussi formidables ; jamais peut-être l’épée n’a brillé aux mains des peuples dans de telles conditions, où une lutte fut plus visiblement entreprise dans la pensée unique et désintéressée d’assurer l’empire du droit, de sauvegarder l’indépendance morale et politique du continent, et de demander à la victoire une paix environnée cette fois d’assez de garanties pour ne pouvoir être troublée impunément, selon la parole de l’empereur. N’est-ce point là le résumé de la situation actuelle ?

La France et l’Angleterre réduites à s’armer contre la Russie et mues dans cette lutte par toutes les considérations du droit européen, de la civilisation occidentale, de la sécurité publique du continent, c’est donc là une des faces, la face principale, à vrai dire, de la question d’Orient au moment où nous sommes. Il est dans l’ensemble de cette crise un autre côté qu’il ne serait point inutile de mettre en tout son jour, ne fût-ce que pour voir à travers quels défilés on en est venu à la situation actuelle. Ce qui arrivera de la guerre entre la Russie et les puissances occidentales, c’est le secret de l’avenir ; mais les négociations qui ont précédé cette guerre restent elles-mêmes à un certain point de vue une lutte des plus curieuses, et qui a bien sa moralité. Qu’on observe la politique et les démarches du gouvernement russe depuis l’origine de l’affaire d’Orient, qu’on étudie attentivement toutes les dépêches, les circulaires, jusqu’à la dernière lettre du tsar à l’empereur des Français et au mémorandum que le cabinet de Saint-Pétersbourg vient d’adresser à tous ses agens au dehors : toutes ces œuvres de la diplomatie russe, on ne saurait se le dissimuler, portent le cachet d’une habileté singulière. Il y a une persistance de vues et d’assertions merveilleusement combinée pour éluder ou lasser toute rectification, il y a de la passion souvent mêlée à beaucoup de dextérité, un degré de ruse étrange tempérant l’audace. Suivant l’occasion, la Russie masque ses plans ou les avoue hardiment, et semble mettre au défi de l’arrêter dans la conquête morale et politique de l’Orient. Contrainte à se défendre, elle cherche à jeter le trouble et l’aigreur entre les gouvernemens. Qui pourrait douter aujourd’hui de tout ce qu’elle a fait pour séparer l’Angleterre de la France ? Elle feint une confiance particulière à l’égard du gouvernement anglais ; elle a ses cas réservés avec lui, elle entre au besoin dans ses vues sur l’indépendance de l’empire ottoman, et lui montre la France comme la seule ennemie de cette indépendance. Dans les relations du cabinet de Saint-Pétersbourg avec plus d’un autre pays, on trouverait indubitablement la trace des mêmes efforts. À Constantinople, la diplomatie russe, tout en allant droit à son but, n’en a pas moins ses secrets, qu’elle veut imposer au divan. On sait à quel résultat est venue aboutir toute cette habileté.