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en désaccord avec elle. L’auteur de l’Essai sur l’indifférence a voulu, dit-on, mourir comme il a vécu depuis nombre d’années, en bon démocrate socialiste, il a tenu à être jeté dans la fosse commune, sans pompes, sans prières de l’église, et son vœu a été rempli. Que d’autres admirent cette fin. Il est sans doute permis aussi de la trouver plus vulgairement triste que simple. Sans prétendre pénétrer les mystères de la dernière, heure, il tant toujours se défier des simplicités de l’orgueil.

Bien loin de voir un guide, une lumière dans cette intelligence tourmentée et inhabile à se guider elle-même, il faut donc y voir plutôt cet exemple douloureux et périlleux qu’offrent toutes les intelligences naufragées. Où vont les esprits qui s’égarent sur ces traces trompeuses ? Ils vont où peuvent aller des esprits que nulle règle, que nulle foi ne conduit plus ; et comme ils ont toujours de moins que les maîtres le génie littéraire qui couvre souvent de son manteau splendide les plus tristes pauvretés, ce sont d’assez maigres héros du doute et du blasphème, de petits contempteurs des lois sociales, de vides et creux déclamateurs. Par un autre chemin, ils viennent rejoindre tous les esprits singuliers de notre temps qui ont formé un moment toute une postérité abâtardie des plus poétiques héros de l’inquiétude humaine, et qui, sauf quelques nuances, se reconnaissent toujours aux mêmes traits : absence de vigueur morale, ardeur vague de l’imagination, culte de toutes les faiblesses et de tous les doutes intérieurs, rêverie malsaine. Combien de fois ne s’est-elle pas reproduite dans de ternes copies, cette image des Hamlet, des Child-Harold, des René, des Obermann ! Elle a eu son reflet véritablement dans la réalité aussi bien que dans l’art, cette race, est-elle enfin épuisée ? Elle n’est pas disparue autant qu’on le pourrait croire. C’est encore un de ces héros dont M. Paul Meurice raconte, l’histoire dans son roman de la Famille Aubry. Natalis est le type d’une de ces natures d’artiste, molles et flottantes, qui ne savent jamais vouloir, et qui s’ingénient à se déchirer elles-mêmes. Paresseuses et égoïstes, elles ne savent rien conquérir, et comme aucune lumière morale ne les guide, leur talent même est une fascination sans grandeur. Observez-les dans leur vie : rien ne leur serait plus facile souvent que de mettre la main sur le bonheur ; mais elles le laissent fuir, et ne songent à le poursuivre que lorsqu’elles ne peuvent plus l’atteindre. De là ces luttes poignantes et stériles où l’imagination a la principale part, où la passion prend un caractère exceptionnel. Natalis Aubry ne s’éloigne en rien de cette donnée ; il veut et il ne veut pas, il donne asile dans son imagination à tous les rêves. Il aime une jeune fille, Marthe ; il ne faudrait qu’un mot de lui pour que son amour fût satisfait, et il laisse son propre frère épouser cette jeune fille, sauf à aimer Marthe d’un amour plus violent encore ensuite. Ainsi va cette mobile nature jusqu’au dernier moment, où elle ne trouve d’issue que dans le suicide, ce qui n’a rien de nouveau. M. Paul Meurice avait eu cependant une idée élevée, celle de montrer cette nature capricieuse et faible de son héros, périssant faute de nourrir un sentiment suffisant de la liberté morale et de la responsabilité. Seulement il semble se faire une idée singulière de cette liberté morale d’après les interprétations qu’il en donne. Il y mêle peut-être même un peu de politique démocratique, ce qui n’est pas fait pour éclaircir le problème. Ôtez tout cela,