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Et à toutes ces questions viennent se mêler, dans ce style bref et impérieux qu’on connaît, les plus fortes leçons de politique, les plus vastes échappées sur la situation de l’Europe. Si on veut savoir d’ailleurs ce qu’il y avait de finesse et d’habileté italienne dans cette nature indomptable, on n’a qu’à lire une certaine lettre où il fait la leçon à son frère sur la manière dont il a supprimé les couvens et les moines dans le royaume de Naples. Ce n’est pas à la philosophie qu’il fallait demander des raisons, c’est à la religion elle-même. Il ne faut frapper les hommes qu’en paraissant être dans leur sens. Ainsi était ce souple génie, par momens aussi rusé diplomate à coup sûr que guerrier.

Ce temps, avec son ensemble de prodiges et de catastrophes, est à peine derrière nous. Partout survivent encore les témoins et les acteurs de ce drame impérial. L’irrécusable et puissante réalité dont cette époque est empreinte n’est-elle point de nature à retenir les esprits dans la voie des conjectures fabuleuses et des transfigurations historiques, lorsqu’il s’agit de siècles plus reculés, qui peuvent offrir des spectacles analogues ? N’est-elle point faite pour tempérer cette passion qu’on a parfois de découvrir des mythes et des symboles là où tout s’explique simplement ? Pourquoi chercherait-on, par un effort subtil d’érudition, à substituer un ensemble d’interprétations conjecturales à des faits dont le sens naturel et réel éclate de lui-même ? C’est là peut-être une question qu’amène une étude récente sur l’auteur de la Divine Comédie, — étude qui prend un titre un peu étrange, on en conviendra, — Dante hérétique, révolutionnaire et socialiste. — Jusqu’ici, Dante a été toujours considéré comme le poète de génie de l’inspiration catholique au moyen âge. Aux yeux du nouveau commentateur cependant, c’est là une tradition sans fondement, entièrement contraire même à la vérité. Dans le fond, ce n’est point une thèse nouvelle : c’est celle qui a été l’objet, il y a vingt ans, des travaux de M. Rossetti ; mais l’auteur de l’œuvre récente, M. Aroux, la développe plus amplement. Il entreprend de prouver que Dante n’était autre chose qu’un affilié d’une vaste société secrète, qui, il faut bien le dire, comprendrait un peu tout le monde, car l’auteur enrôle dans l’affiliation non-seulement Dante, mais les troubadours provençaux, Pétrarque, Boccace et l’Arioste eux-mêmes. Toute cette poésie italienne serait donc écrite dans la langue mystique d’une sorte de franc-maçonnerie organisée contre le catholicisme. Sous chaque mot, il y aurait un sens secret qu’il faudrait aller chercher sous ses triples voiles. M. Aroux emploie de l’érudition et du savoir dans cette œuvre singuUère. Seulement c’est un savoir et une érudition qui ne persuadent pas, et qui n’ont pas non plus le mérite d’expliquer tout ce qu’il y a d’inexplicable dans la poésie dantesque. En dehors de toute question d’érudition, n’y aurait-il pas un petit nombre d’observations qui ont bien aussi leur valeur ? Dante n’a point cortainement ménagé l’expression de ses haines gibelines, et s’il a pu les exprimer directement, pourquoi aurait-il eu besoin d’avoir recours à une sorte de langue secrète ? En outre, comment accepter que toute cette poésie merveilleuse ne soit en définitive qu’un véritable argot ? Il y a sur ce point quelque chose de plus décisif que les conjectures de l’érudition : c’est l’impression instinctive du goût, qui se refuse à chercher à tout prix un sectaire dans les vers de l’épisode de Françoise de Rimini ou de la Pia. Peut-être dans ces systèmes y a-t-il de trop