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s’accorder, car elles n’appartiennent pas à la même famille. Pour se développer librement, il faut qu’elles s’isolent. Si l’un des deux eût écrit seul la Pierre de touche, l’unité de style eût doublé la valeur de l’œuvre. Espèrent-ils dans une prochaine comédie effacer la diversité de leurs natures ? Ils se tromperaient étrangement s’ils nourrissaient une telle espérance. Ils garderont leurs habitudes, leur manière ; ils auront beau prodiguer le talent, un œil exercé reconnaîtra toujours deux styles, et les spectateurs mêmes qui ne savent pas analyser leurs impressions seront du même avis que les juges lettrés. Sans se rendre compte de ce qu’ils auront éprouvé, sans démêler les deux procédés qui se contrarient, ils se sentiront troublés dans leur plaisir.

Si j’insiste sur la nécessité de rompre au plus tôt l’association à laquelle nous devons la Pierre de Touche, c’est que j’y vois pour les deux collaborateurs une chance d’amoindrissement. En essayant de se modeler l’un sur l’autre ils perdraient peu à peu leurs qualités distinctives sans réussir à se donner celles qui leur manquent. Emile Augier, après avoir écrit la Ciguë et l’Aventurière, ne peut songer à se donner la grâce et l’élégance qui recommandent les romans de Jules Sandeau ; l’auteur de Marianna tenterait vainement de se donner l’allure narquoise d’Emile Augier.

Cependant je ne voudrais pas laisser croire que je ne sens pas toute la valeur de la Pierre de touche. Si je condamne au nom des principes littéraires l’association de ces deux esprits, si je la trouve dangereuse, je n’en suis pas moins disposé à reconnaître que cette comédie est très supérieure aux trois quarts des ouvrages représentés depuis dix ans. Les auteurs ont abandonné le genre anecdotique et la fantaisie pour tenter l’analyse des caractères. Je salue avec bonheur cette tentative généreuse, et je suis sûr que le public leur en tiendra compte.

Quant aux objections que j’ai entendu exprimer contre la donnée même de la Pierre de touche, quelques mots suffiront pour en faire justice. Dire que les auteurs ont voulu flétrir la richesse et l’aristocratie est une étrange assertion ; ce n’est ni la richesse, ni l’aristocratie qu’ils ont voulu flétrir, mais bien les âmes assez lâches pour trahir l’amitié, assez faibles pour se laisser éblouir par l’éclat de l’or ou l’éclat d’un blason. Le baron de Berghausen et la margrave de Rosenfeld ne sont pas une attaque contre la noblesse : il ne se trouvera pas un juge de bonne foi qui consente à le croire. Quant à la richesse, où donc serait-elle flétrie ? dans quel acte et dans quelle scène ? Est-ce que le travail n’est pas glorifié ? et comment glorifier le travail sans glorifier en même temps le fruit du travail ? En vérité, plus j’y songe, et plus j’ai peine à comprendre une telle accusation.

Reste un dernier reproche, plus étrange encore que les deux premiers. On a dit que les auteurs de la Pierre de touche avaient méconnu la dignité, la moralité des artistes en prenant leur personnage principal parmi les hommes qui vivent des fruits de leur imagination. Un tel reproche ne peut être pris au sérieux ; car il trouve sa réfutation dans la comédie même. Si Wagner, en effet, nous offre le type de la lâcheté, Spiegel réunit en lui tous les nobles sentimens. Est-il possible de pousser plus loin le dévouement et l’abnégation ? Non-seulement il travaille sans relâche pour laisser à Wagner la chance de conquérir la gloire, mais tant qu’il croit que Wagner peut assurer le bonheur de Frédérique, il refoule dans son cœur, il cache à tous