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de leurs égaux qui les en a séparés; nul ne se dit que le spectacle même de leur déchéance est un hommage involontaire à l’honnêteté et à la sagesse de ce qu’ils ont quitté. En revanche, les artistes, les grandes dames compromises par d’apocryphes héritiers de Byron ou de Beethoven, les coryphées de cette gentilhommerie factice qui s’est formée sur les ruines de la véritable, les femmes galantes ou perdues, les existences déclassées, les héros de ces fausses élégances qui mêlent aux senteurs de musc et d’ambre un vague parfum de cour d’assises, ceux-là sont placés en pleine lumière, sous le jour le plus favorable; ils ont le premier rang et le premier rôle; ils posent complaisamment devant l’homme qui se fait le complice de leurs vanités, et s’apprête à les traduire sur la scène avec toutes leurs splendeurs et toutes leurs grâces; ils sourient d’avance à leur statue, et si la statue n’est pas assez haute, ils se chargent eux-mêmes du piédestal. On les flatte, on les encense, on les divinise, et le jour où cette apothéose se déploie au feu de la rampe, rien ne manque à leur triomphe, pas même un public juge et partie, empressé de saluer en autrui ses propres perfections et sa propre gloire.

Le mal est-il sans remède ? Peut-être se trouvera-t-il dans son excès même. Ce déplacement des forces vitales et intellectuelles de la société, cette déification de l’artiste fanfaron et vantard qui n’a rien de commun avec l’art véritable, celui des Delacroix et des Meyerbeer, mais qui presque toujours allie la rage de l’impuissance au délire de la vanité, cette surexcitation du cerveau aux dépens de la conscience et du cœur, cette complicité de la littérature et du théâtre avec des désordres qui abaissent en définitive le niveau moral d’un peuple, ce mélange de coupables complaisances et de coupables folies produit, sous nos yeux et en ce moment même, de telles conséquences, qu’il en sera, nous l’espérons, de ces orgies littéraires comme il en a été de ces orgies démagogiques, dont l’extravagance a abrégé la durée. Les honnêtes gens se détournent avec dégoût de ce scandaleux spectacle, de ce tréteau échafaudé sur un bourbier. Ce n’est pas assez : s’ils veulent en finir avec cette littérature de trottoir, laver jusqu’au marbre où ses pas ont touché, et ramener le théâtre dans ses voies véritables, il faut qu’ils reprennent leur rang dans la vie sociale de leur temps, qu’ils relèvent du même coup ce monde dont ils devraient être les premiers arbitres, et cette scène dont ils devraient être les premiers juges. Au lieu de laisser à d’autres le soin de représenter la civilisation moderne dans ses rapports avec les lettres et avec l’art, il faut qu’ils ressaisissent leur initiative, qu’ils rétablissent entre le théâtre et les salons ces communications, ces alliances de bon goût, également profitables à tous deux. Le jour où ils seront rentrés en possession de tous leurs privilèges, l’art dramatique, réintégré avec eux, ira chercher à leurs côtés ses études et ses fêtes. Peut-être, ce jour-là, n’aurons-nous pas encore d’Alceste, ni de Figaro, car le bon vouloir ne suffit pas à enfanter des chefs-d’œuvre; mais du moins l’observation vraie, vivante, ne s’exilera plus de notre première scène pour s’éparpiller sur nos petits théâtres en d’incomplètes ébauches sans distinction et sans style; et si elle réussit à inspirer quelques bons ouvrages, il y aura des auteurs capables de les écrire et un public digne de les juger.


ARMAND DE PONMARTIN.


V. DE MARS.