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diplomatie et même de la poésie avec un diplomate à plume de paon et à bouton rouge, et qui, en sa qualité de lettré, se piquait d’être poète. À présent que je me rappelle ces curieux entretiens en lisant les récits d’insurrections qu’apporte chaque paquebot anglais avec la malle de l’Inde, je me dis que bientôt peut-être il ne restera plus rien de cette société si savamment organisée, de ces apparences bizarres qui recouvraient une civilisation à la fois si ancienne et si raffinée, de cette centralisation administrative qui étendait son réseau compliqué et uniforme sur une si nombreuse population et un si vaste territoire, de ces traditions de gouvernement et de morale qui, sous des formes toutes particulières, se rattachaient cependant directement aux premiers âges du genre humain. Tout change dans ce monde, et la Chine, qui avait si longtemps défié le changement, semble entraînée à son tour sous la loi des vicissitudes. Le voyageur qui arriverait maintenant à Shang-haï ne reconnaîtrait déjà plus, dans ces hommes aux longs cheveux, les personnages des paravens de laque. Je me laisse donc aller à la tentation de noter quelques-uns de ces traits qui s’effacent et qui ne tarderont peut-être pas à disparaître. Ç’a été pour moi une bonne fortune, et qui pourra bien, au train dont vont les choses, ne plus se présenter pour personne, que d’avoir eu des relations suivies et familières avec des Chinois du vieux temps, des Chinois d’avant la révolution et, comme on dira peut-être bientôt, de l’ancien régime, — d’avoir discuté par exemple les articles d’un traité de commerce avec un diplomate à tête rase et à longue queue. C’est ce qui donnera peut-être quelque intérêt à ces souvenirs que je détache d’une relation de notre ambassade[1], et qui forment une sorte de tableau dont le personnage principal représente, dans ses traits les plus distingués, cette société menacée que j’appellerais volontiers la société polie du Céleste Empire.


I.

Le vice-roi de Canton, Ki-yng, avait été désigné pour traiter avec le ministre de France. C’était un Tartare, proche parent de l’empereur, et qui avait négocié le traité anglais et le traité américain. Il appartenait, avec quelques Chinois d’élite, à ce noyau d’hommes d’état favorables aux étrangers, qui dirigèrent les affaires dans les dernières années du règne de Tao-kouang, et qui furent disgraciés par son successeur. Le vieux Ki-yng fut même dégradé et placé comme surnuméraire dans un ministère. Il était alors gouverneur des deux Kouangs, commissaire impérial, et on lui avait adjoint, pour ses fonctions diplomatiques, le trésorier Houang, le riche bouton rouge Pan-se-tchen et l’académicien Tsaô. Houang était en quelque sorte

  1. Cette relation d’Une Ambassade française en Chine doit paraître chez Amyot.