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de telle sorte qu’à chacune on avait laissé un côté libre. Les plats étaient posés sur une espèce de plateau recouvert d’une nappe de soie écarlate, avec des franges de la même couleur, et, à chaque service, les domestiques venaient prendre le plateau du côté où il n’y avait personne, l’enlevaient avec tout ce qui se trouvait dessus et le remplaçaient sans délai par un autre également tout servi. Cela se faisait avec une dextérité, une promptitude et une propreté remarquables. Ce dîner, annoncé avec tant de modestie, était un festin de Lucullus. Il s’y rencontrait, je crois, tous les plats de la cuisine chinoise, la plus variée et la plus étrange de toutes les cuisines antiques et modernes. Il y eut au moins sept ou huit services, puis, lorsque nous nous figurions que tout était fini, nous vîmes s’avancer une longue procession de Chinois dans un costume de théâtre et portant des espèces de châsses illuminées. Chaque châsse était sur les épaules de six hommes. A un signal donné, elles furent mises à terre en même temps, et, s’ouvrant comme par enchantement, laissèrent voir chacune un très petit cochon de lait rôti, qu’un des hommes se prit à dépecer immédiatement en petits morceaux, pendant que les autres nous les servaient au fur et à mesure. Ce coup de théâtre vraiment éclatant fut salué d’une admiration unanime. Les cochons de lait étaient fort bien rôtis et auraient fait honneur à un cuisinier de Paris. Ils furent suivis de plusieurs autres services, composés de ragoûts de toutes sortes. La cuisine chinoise, je parle de celle des grands seigneurs, dénote vraiment une civilisation très raffinée. Elle a, comme en Russie, les excitans préliminaires, les sauces comme en Angleterre, les ragoûts comme en France, et, comme dans les festins de Néron et d’Héliogabale, le luxe de ne manger dans tout un animal que certain morceau infiniment petit de sa substance, — de tuer par exemple un énorme esturgeon pour n’en prendre qu’un mince cartilage, ou bien un requin géant pour enlever quelques filamens à l’extrémité de l’aileron qui surmonte son épine dorsale.

Pendant ce festin, la conversation allait son train : elle était tour à tour enjouée et sérieuse; on parla entre autres choses des Miaotzées, ces tribus sauvages et indépendantes qui habitent les montagnes du Kouang-tong et du Kouang-si, la Circassie de la Chine, et qui ont servi de noyau et de point de départ à l’insurrection actuelle. Le Kouang-tong et le Kouang-si étaient précisément les deux Kouangs administrés par Ki-yng. «On n’a jamais pu soumettre ces peuplades de cultivateurs et de guerriers, nous disait Houang : de temps en temps elles descendent de leurs montagnes et font irruption dans la plaine, où elles inspirent une terreur profonde. On appelle les Miaotzées les hommes-loups, et une superstition populaire prétend qu’ils ont une queue comme les bêtes féroces. »