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fut donné d’office pour défenseur. Vu le discrédit de ses cliens, il essaya d’abord de moyens dilatoires pour donner à la prévention le temps de se dissiper, et comme ils ne se présentaient point malgré la citation de l’official, il représenta qu’ils étaient dispersés dans un grand nombre de maisons et de villages, qu’évidemment une première assignation n’avait pu les avertir tous. Il demanda en conséquence qu’une seconde assignation leur fût donnée, et comme on ne pouvait les prévenir à domicile, qu’on la leur notifiât dûment et en bonne forme par une publication au prône de chaque paroisse. Les juges accédèrent à cette demande. Chassanée gagna un temps considérable, et à l’expiration du délai, il excusa la non-comparution des parties, en disant que les rats, pour se rendre devant leurs juges, avaient beaucoup de chemin à faire, que les routes étaient mauvaises, enfin que les chats, ayant eu vent de l’affaire, s’étaient mis partout aux aguets. Lorsque les moyens dilatoires furent épuisés, Chassanée motiva sa défense en invoquant les plus hautes considérations de la politique et de l’histoire. Le président de Thou, qui raconte cette bizarre procédure, ne parle malheureusement pas de la sentence qui fut rendue; il se borne à dire que l’affaire fit grand bruit, et qu’elle commença la réputation de Chassanée[1].

Au XVe siècle, un procès du même genre fut intenté aux mouches qui désolaient un des cantons de l’électorat de Mayence. Le juge du lieu devant lequel les cultivateurs les avaient citées leur nomma, vu leur faiblesse et leur éloignement de l’âge de majorité, un tuteur et un avocat qui les défendit avec une grande éloquence, et obtint, en faisant valoir habilement en leur faveur des circonstances atténuantes, qu’en les chassant du pays, on leur réservât un terrain où elles pussent se retirer. — En 1585, les chenilles du diocèse de Valence furent assignées devant le grand vicaire, et condamnées par lui à sortir immédiatement des limites de la juridiction. Enfin, en 1690, les chenilles qui ravageaient les environs de Pont-Château en Auvergne furent excommuniées par un grand vicaire nommé Burin, qui les renvoya devant le juge du lieu. Celui-ci, après avoir scrupuleusement rempli toutes les formalités juridiques, rendit une sentence contre ces insectes, et leur enjoignit, sous peine de dommages et intérêts et de punitions corporelles, de se rendre dans un terrain inculte qu’il leur désigna. Racine, on le voit par ces détails, en faisant plaider L’Intimé pour des chiens, n’a donc point inventé à plaisir, comme l’ont avancé quelques critiques littéraires, une mauvaise farce; il a tout simplement traduit sur la scène des faits qui, de son temps encore, pouvaient se reproduire chaque jour; il a donné tout

  1. Voir pour le plaidoyer la Thémis jurisconsulte, t. Ier, p. 194 et suiv.