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que rien ne peut conjurer, vous ne pouvez rien faire de mieux que de vous préparer à recevoir avec courage le coup qui vous menace. Laissez-moi mettre vos biens en vente pour cause de départ ; vous échapperez ainsi à la honte d’une expropriation forcée,

Depuis quelques instans, M. de Vlierbecke, voilant ses yeux des deux mains, paraissait écrasé par les lugubres paroles du notaire. Lorsque celui-ci l’engagea à faire vendre volontairement ses biens, le gentilhomme releva la tête et dit avec un calme douloureux :

— Votre conseil est bon et généreux, monsieur le notaire, et cependant je ne le suivrai point. Vous savez que tous mes sacrifices, ma pénible existence, mes éternelles angoisses ne tendent qu’à assurer le sort de mon unique enfant ; vous seul savez, monsieur le notaire, que tout ce que je fais n’a qu’un seul but, mais un but que je considère comme sacré. Eh bien ! je crois que Dieu va exaucer la prière que je lui adresse depuis dix ans ; ma fille est aimée d’un jeune homme riche, dont j’admire les purs et généreux sentimens ; sa famille nous témoigne beaucoup de sympathie. Quatre mois ! le temps est court, c’est vrai ; mais faut-il que par une vente anticipée j’anéantisse toutes mes espérances ? Dois-je accepter dès aujourd’hui pour mon enfant et pour moi-même une misère qui frappe tous les yeux, à l’heure où je vais peut-être atteindre au but pour la réalisation duquel j’ai tant souffert ?

— Vous voulez donc tromper ces gens ? Peut-être préparez-vous par-là à votre fille de plus grandes infortunes !

Le mot tromper fit tressaillir le gentilhomme ; un frisson nerveux parcourut ses membres, et la rougeur de la honte colora son noble front. — Tromper ! dit-il avec une ironie amère, oh ! non ! mais je ne veux pas étouffer par l’aveu de ma misère l’amour qu’une réciproque sympathie fait doucement éclore dans ces deux jeunes cœurs. Seulement, lorsqu’il s’agira de part ou d’autre de prendre une décision, j’exposerai loyalement l’état de mes affaires. Si cette révélation amène l’anéantissement de mes espérances, je suivrai votre conseil, je vendrai tout ce que je possède, j’abandonnerai ma patrie, et j’irai chercher, en donnant des leçons sur la terre étrangère, à y gagner pour ma fille et pour moi ce qui est nécessaire à la vie.

Il se tut un instant, puis poursuivit à demi-voix et comme en lui-même :

— Et cependant j’ai promis près du lit de mort de ma femme bien-aimée, j’ai promis sur la croix que ma fille ne partagerait pas ce misérable sort, mais qu’elle aurait une existence calme et heureuse ! Dix années de souffrances, dix années d’abaissement, n’ont pu réaliser ma promesse. Maintenant enfin un dernier rayon d’espoir éclaire notre sombre avenir…

Il prit d’une main tremblante la main du notaire, le regarda dans les yeux d’un air égaré, et s’écria d’une voix suppliante : — mon ami, secondez-moi dans ce suprême et décisif effort ; ne prolongez pas ma torture, accordez-moi ce que je vous demande ; aussi longtemps que je vivrai, je bénirai le nom de mon bienfaiteur, le nom du sauveur de mon enfant !

Le notaire retira sa main et répondit avec embarras : — Mais je ne comprends pas ce que tout cela peut avoir de commun avec la somme que vous voulez emprunter.

M. de Vlierbecke mit la main dans sa poche et répondit d’une voix triste :

— Ah ! c’est ridicule, n’est-ce pas, de tomber aussi bas et de voir son bonheur