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posa sa botte sur ses genoux, et se mit à en recoudre la fente avec l’habileté d’un homme du métier,

À coup sûr ce travail avilissant éveillait en lui des pensées de désespoir, car un méprisant sourire plissait ses lèvres, comme s’il eût pris un amer plaisir à se railler lui-même. Bientôt de violentes contractions nerveuses se dessinèrent sur son visage ; le rouge de la honte et la pâleur de l’oppression se succédaient sur ses joues ; enfin, comme s’il cédait à un mouvement de colère, il coupa vivement le fil de soie, le rejeta sur la table, se leva brusquement, et, la main étendue vers les portraits, il s’écria d’une voix difficilement contenue : — Oui, regardez-moi… regardez-moi, vous dont le noble sang coule dans mes veines ! Toi, vaillant capitaine, qui, à côté d’Egmont, donnas ta vie pour ton pays à Saint-Quentin ; toi, homme d’état, qui, après la bataille de Pavie, rendis comme ambassadeur de si éminens services au grand empereur Charles ; toi, bienfaiteur de l’humanité, qui dotas tant d’églises et d’hospices ; toi, prélat qui, comme prêtre et comme savant, as si courageusement défendu ta foi et ton Dieu. Regardez-moi ! non pas seulement de cette toile inanimée, mais du sein du Tout-Puissant ! Celui que vous voyez occupé à raccommoder ses bottes et qui consacre ses veilles à dissimuler les traces de sa misère, celui-là est votre descendant, votre fils ! Si le regard des hommes le torture, devant vous du moins il n’a pas honte de son abaissement. mes ancêtres, vous avez combattu avec l’épée et avec la parole les ennemis de la patrie ! moi, je lutte contre les railleries et la honte imméritée, sans espoir de triomphe ni de gloire ; j’endure d’indicibles souffrances, je sens mon âme s’affaisser sous le poids de mes douleurs, le monde ne me réserve que blâme et mépris, et cependant je n’ai pas souillé votre écusson ; ce que j’ai fait est grand et vertueux aux yeux de Dieu. Les sources de mon malheur sont la générosité, la pitié, l’amour… Oui, oui, fixez sur moi vos yeux étincelans, contemplez-moi dans l’abîme de misère où je suis tombé ! Du fond de mon humiliation je lèverai hardiment le front vers vous, et votre regard ne fera pas baisser le mien. Ici, en votre présence, je suis seul avec mon âme, seul avec ma conscience ; ici, nulle honte ne peut atteindre celui qui comme gentilhomme, comme chrétien, comme frère et comme père, souffre le martyre parce qu’il a su faire son devoir !

En proie à une inexprimable exaltation, M. de Vlierbecke se promenait à grands pas, et tendait les mains vers les images de ses aïeux comme pour les invoquer ; son attitude était pleine de majesté ; le front levé, il semblait commander en maître ; ses yeux noirs étincelaient dans l’ombre ; son beau visage rayonnait de dignité ; tout en lui, paroles, gestes, physionomie, tout était singulièrement noble et imposant. Soudain il s’arrêta, porta la main à son front et dit avec un sourire amer : — Pauvre insensé ! ton âme cherche la délivrance ; elle secoue les lourdes entraves de l’humiliation, et rêve…

Il joignit les mains et ajouta en levant les yeux au ciel : — Oui, c’est une illusion ! et cependant grâces vous soient rendues, ô Dieu miséricordieux, de ce que vous faites jaillir dans mon cœur la source du courage et de la patience !… Assez ! la réalité reparaît à mes yeux, et grimace comme un spectre au fond des ténèbres… et pourtant je suis fort et je raille le fantôme sinistre de la ruine et de la misère…

Il se tut, et, triste démenti à ses dernières paroles, une expression de