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son regard plein d’énergie et les plis significatifs qui sillonnaient son front faisaient présumer qu’il était largement doté du côté de l’intelligence et du sentiment.

M. de Vlierbecke introduisit ses hôtes, avec les complimens d’usage, dans le salon où se trouvait sa fille. Le négociant salua celle-ci avec un bienveillant sourire, et s’écria avec une véritable admiration : — Si belle, si séduisante, et demeurer cachée dans ce lugubre Grinselhof ! Ah ! monsieur de Vlierbecke, ce n’est pas bien.

Sur ces entrefaites, Gustave s’approchait de la jeune fille et murmurait quelques mots inintelligibles. Tous deux rougirent, baissèrent les yeux et se prirent à trembler, jusqu’à ce que Gustave s’arrachât à cette émotion et adressât plus distinctement la parole à Lénora.

Le négociant fit remarquer à M. de Vlierbecke le trouble étrange des deux jeunes gens, et lui dit à l’oreille : — Ne voyez-vous pas ce qui se passe ? Moi, je le vois bien ! La tête tourne à mon neveu ; votre fille l’aveugle. Je ne sais où en est leur affection ; mais s’il ne vous convient pas que ce sentiment grandisse et devienne peut-être incurable, prenez à temps vos précautions ; il sera bientôt trop tard, car, je vous en préviens, mon neveu, avec sa physionomie tranquille, n’est pas homme à reculer devant un obstacle… Et voyez ! les voilà déjà en pleine conversation : la peur a tout à fait disparu.

M. de Vlierbecke fut profondément touché par ces paroles du négociant, qui venaient confirmer sa dernière espérance ; mais il n’en laissa rien voir et répondit : — Vous plaisantez, monsieur Denecker ; il n’y a pas de danger. Tous deux sont jeunes : il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’une inclination naturelle les porte l’un vers l’autre ; mais il n’y a là rien de sérieux. — Allons, ajouta-t-il à haute voix ; on a servi. À table, messieurs ! à table !

Gustave offrit timidement son bras à Lénora, qui l’accepta en tremblant et en rougissant. Tous deux semblaient confus, embarrassés, et cependant une joie céleste rayonnait dans leurs yeux, leurs cœurs battaient émus par un ineffable bonheur.

L’oncle souriant menaça son neveu du doigt, comme s’il voulait dire : « Je vois bien de quoi il s’agit. » Ce signe d’intelligence fit rougir encore davantage le jeune homme, bien que l’assentiment apparent de son oncle lui donnât la plus douce espérance. Lénora ne s’était heureusement pas aperçue de la plaisanterie.

On se mit à table. Le gentilhomme se plaça vis-à-vis de M. Denecker, à côté de Gustave, qui, lui, se trouva en face de Lénora. La fermière apportait les plats ; son fils servait les convives. Les mets étaient passablement bien préparés, et le négociant en témoigna à plusieurs reprises sa satisfaction. À part lui, il s’étonnait du bon choix et même de l’abondance des mets, car il s’était attendu à un très maigre festin : M. de Vlierbecke n’était-il pas connu Partout aux environs comme un riche ladre, d’une avarice et d’une économie sans exemple ?

Cependant la conversation était devenue générale. Lénora, ayant eu mainte fois à répondre à quelque question de sa compétence que lui faisait le négociant, se trouva plus à son aise, et surprit beaucoup ses deux auditeurs par la haute raison et les connaissances dont elle fit preuve. Il en était autrement lorsqu’il lui fallait s’adresser directement à Gustave ; alors tout son esprit