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— Ah ! balbutia M. de Vlierbecke, ayez un peu pitié de moi. Peut-être l’amour de mon enfant m’a-t-il égaré. Dieu a départi à ma Lénora tous les dons qui peuvent orner une femme sur la terre ; j’espérais que sa beauté, la pureté de son âme, la noblesse de son sang, étaient des trésors au moins aussi précieux que l’argent…

— C’est-à-dire pour un gentilhomme peut-être, mais non pour un négociant, murmura M. Denecker.

— Ne me reprochez pas d’avoir amadoué votre neveu : le mot me blesse profondément, et il est injuste ; en voyant naître en même temps chez Gustave et Lénora une sympathie réciproque, je n’ai pas comprimé le penchant qui les attirait l’un vers l’autre. Au contraire j’ai, chaque jour, dans mes prières, rendu grâces à Dieu qu’il eût envoyé sur notre route un sauveur pour mon enfant ; oui, un sauveur, car Gustave est un honnête jeune homme qui l’eût rendue heureuse, non par l’argent, mais par la noblesse de son caractère, par la loyauté de ses sentimens. Est-ce donc un si grand crime, pour un père que d’inévitables malheurs ont jeté dans l’indigence, d’espérer que son enfant échappe à la misère ?

— Assurément non, répondit le négociant ; le tout est de réussir, et pour cela vous vous êtes mal adressé, monsieur de Vlierbecke ; je suis homme à examiner deux fois la marchandise avant de conclure le marché, et il est bien difficile de me faire accepter des pommes pour des citrons.

Cette manière de parler, empruntée à la langue du commerce, parut faire souffrir cruellement le gentilhomme et le soumettre à une effroyable torture, car il se leva brusquement et dit avec une colère croissante :

— Vous n’avez donc aucune pitié de mon malheur ? Vous prétendez que j’avais le projet de vous tromper ! Mais est-ce vous qui avez découvert mon indigence ? Après les révélations que je vous ai faites sans que rien m’y forçât, n’êtes-vous pas libre d’agir comme vous le voudrez ? Et, croyez-le bien, si j’écoute humblement vos reproches, si je reconnais moi-même mon erreur, ma faute, cependant tout sentiment de dignité n’est pas mort dans mon âme. Vous parlez de marchandise comme si vous veniez ici acheter quelque chose ! Est-ce ma Lénora ? Tous vos trésors n’y suffiraient pas, monsieur ! Et si pour vous l’amour n’est pas assez puissant pour faire disparaître l’inégalité pécuniaire qui nous sépare, sachez que je m’appelle de Vlierbecke, et que ce nom, même dans la misère, pèse plus que tout votre or !

Pendant cette sortie, une ardente indignation s’était peinte sur le visage du gentilhomme ; ses yeux lançaient des éclairs de feu sur le négociant, qui, troublé par la parole exaltée et le geste animé de M. de Vlierbecke, reculait devant lui en le regardant avec stupéfaction.

— Mon Dieu ! dit-il enfin, il ne faut pas tant de grands mots ; chacun reste ce qu’il est, chacun garde ce qu’il a, et l’affaire finit là. Seulement j’ai encore une demande à vous faire : c’est que vous ne receviez plus mon neveu ;… autrement…

— Autrement ? s’écria le gentilhomme d’une voix courroucée ; une menace à moi ! — Mais il se contraignit et dit avec une froideur apparente : — Assez !… Faut-il faire appeler la voiture de monsieur Denecker ?

— Comme il vous plaira, répondit le négociant ; nous ne pouvons faire affaire ensemble : ce n’est pas un motif pour devenir ennemis.