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sur son cœur. Depuis huit jours s’allumait parfois dans ses yeux un ardent éclair ; il semblait toujours en proie à une fièvre violente ; ses paroles, ses gestes, toutes ses actions témoignaient d’une vive et profonde inquiétude. Puis chaque semaine il se rendait deux ou trois fois en voiture à Anvers, sans laisser pressentir le moins du monde ce qu’il y allait faire. Il revenait tard au Grinselhof, s’asseyait à la table du souper silencieux et résigné, et engageait bientôt Lénora à s’aller reposer, tandis que lui-même se retirait avec une lampe dans sa chambre à coucher ; mais sa fille désolée savait qu’il n’y trouvait pas le repos, car pendant les longues heures que l’angoisse dérobait au sommeil, elle entendait souvent le plancher qui craquait sous les pas de son père, et tremblait dans son lit de tristesse et d’effroi.

Lénora était très courageuse de sa nature, et devait à son éducation exceptionnelle une force d’âme presque virile ; peu à peu grandissait en elle la résolution de forcer son père à lui révéler son secret. Bien que le respect qu’elle lui portait la fît hésiter, son dévouement inquiet lui donnait chaque jour plus de courage et de hardiesse. Souvent elle était allée à la recherche de son père avec l’intention d’accomplir son dessein ; mais le regard pénétrant du gentilhomme et l’expression de sa physionomie l’avaient chaque fois retenue. Elle voyait que son père devinait ses intentions, et tremblait en sa présence de peur qu’il ne l’interrogeât.

Un jour, M. de Vlierbecke était de nouveau parti de très bon matin pour la ville. L’heure de midi était déjà passée. Lénora, en proie à de tristes réflexions, errait lentement dans la maison. Des paroles entrecoupées lui échappaient, elle s’arrêtait brusquement, elle gesticulait, elle essuyait les larmes qui coulaient de ses yeux. Distraite et sans savoir ce qu’elle faisait, elle ouvrit le tiroir de la table qui servait habituellement de bureau à son père. Peut-être le désir de pénétrer son secret la poussait-il à cette action sans qu’elle s’en rendît compte. Elle trouva dans le tiroir un seul papier déployé. À peine son regard s’y fut-il arrêté, qu’une pâleur soudaine se répandit sur ses joues, et ce fut en frissonnant qu’elle prit connaissance de la pièce découverte. Bientôt elle referma le tiroir tout épouvantée ; elle quitta la chambre, la tête penchée, la démarche lente, profondément accablée.

Arrivée dans la chambre voisine, elle s’assit, demeura un instant muette, immobile, les yeux baissés, et murmura enfin : — Vendre le Grinselhof ! Pourquoi ? M. Denecker a insulté mon père parce que nous n’étions pas assez riches ? Quel est ce secret ? Serions-nous vraiment pauvres ? Quel trait de lumière ! Mon Dieu, c’est donc là le mot de l’énigme ! c’est là la cause de la tristesse de mon père !

Elle retomba dans une sombre rêverie ; mais peu à peu sa physionomie s’éclaira, ses lèvres s’agitèrent, ses yeux brillèrent de résolution. Tandis qu’elle cherchait à se raidir contre le sort et se préparait à lutter victorieusement contre l’infortune et la misère, elle aperçut tout à coup la vieille voiture qui rentrait au Grinselhof. À peine sur le seuil de la maison, elle vit son père affaissé sur lui-même plutôt qu’assis, le front penché sur la poitrine, comme un homme privé de sentiment, et lorsqu’il descendit et qu’elle put remarquer ses traits, la pâleur mortelle qui les couvrait la fil frissonner. Profondément émue, elle n’eut pas la force d’adresser un mot à son père, et