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regret j’accepterais la misère… Et vous, mon père, si l’on vous offrait tout l’or de l’Amérique pour la perte de votre Lénora, que feriez-vous ?

— Ciel ! s’écria le père d’une voix entrecoupée, donne-t-on sa vie pour de l’or ?

— Ainsi, reprit la jeune fille, le bon Dieu nous a laissé à tous deux ce qui nous est le plus cher en ce monde. Pourquoi nous plaindre, lorsque nous avons à bénir sa miséricorde ? Que votre cœur reprenne courage, mon père ; quel que soit le sort qui nous attend et dussions-nous habiter une chaumière, rien ne pourra nous abattre tant que nous serons l’un près de l’autre.

Un sourire où se confondaient la surprise et l’admiration éclaira le visage du gentilhomme ; il semblait déconcerté, comme si quelque chose d’inouï se fût passé sous ses yeux. Il joignit les mains et s’écria : — Lénora, Lénora, mon enfant, tu n’appartiens pas à la terre, tu es un ange ! Mon esprit s’égare ; je ne comprends pas ta grandeur d’âme,

La jeune fille vit avec une joie indicible qu’elle avait vaincu ; la flamme du courage s’était rallumée dans le regard de son père, sa noble tête se relevait lentement sous l’impulsion du sentiment de dignité qui gonflait son sein. Lénora contempla un instant avec un sourire céleste l’effet qu’avaient produit ses paroles, et s’écria d’un ton inspiré : — Debout, debout, mon père ! Venez dans mes bras ! plus de chagrin ! Unis comme nous le sommes, le sort est impuissant contre nous.

Le père et la fille s’élancèrent en effet l’un vers l’autre et demeurèrent quelques instans sein contre sein, abîmés dans une profonde félicité. Après ce fervent et saint embrassement, ils s’assirent la main dans la main, l’un auprès de l’autre, et sur les traits de tous deux rayonnait un inexprimable sourire de bonheur ; on eût dit qu’ils avaient oublié le monde entier.

Le gentilhomme était encore plus ému que sa fille ; les larmes aux yeux, il dit d’une voix exaltée : — Un nouveau sang ranime mon cœur, une nouvelle vie circule dans mes veines ! Oh ! je suis coupable, Lénora : j’ai mal fait de ne pas te dire tout, mais il faut me pardonner ; la crainte de t’affliger, l’espoir de trouver une porte de salut, m’ont arrêté. Je ne te connaissais pas encore tout entière ; je ne savais pas bien encore quel inestimable trésor Dieu m’avait donné dans sa bonté. Tu vas tout savoir ; aussi bien l’époque fatale est arrivée, le coup que je redoutais est imminent et ne peut plus être détourné. Es-tu prête à m’entendre, Lénora ?

La jeune fille, heureuse de voir le calme et radieux sourire de son père, répondit d’une voix douce et caressante : — mon père ! épanchez toutes vos tristesses dans mon cœur ; ne me cachez rien : ma part doit être entière. Vous sentirez combien à chaque confidence votre cœur sera soulagé.

Le gentilhomme prit la main de sa fille et répondit d’un ton solennel : — Prends donc ta part de mes souffrances et aide-moi à porter ma croix. Je ne te dissimulerai rien. Ce que je vais te dire est une triste et lamentable histoire ; mais ne tremble pas, mon enfant. Si quelque chose doit t’émouvoir, ce sera le tableau des tortures de ton père. Tu sauras aussi pourquoi M. Denecker a pu agir envers nous comme il l’a fait.

Il laissa la main de sa fille, et, sans détourner d’elle son regard, commença son récit d’une voix calme.

— Tu étais petite encore, Lénora, mais aimante et douce comme