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aujourd’hui, tu faisais la joie et le bonheur de ta mère. Nous habitions l’humble manoir de nos pères sans que rien vint troubler la paix de notre existence, et nous trouvions, grâce à l’économie, dans nos revenus le moyen de faire honneur à notre nom et à notre rang. J’avais un frère plus jeune que moi, doué d’un excellent cœur, généreux, mais imprudent. Il habitait la ville et avait épousé une femme de race noble, qui malheureusement n’était pas plus riche que lui-même. Celle-ci, poussée par l’ostentation, l’excita-t-elle à tenter par des moyens chanceux d’augmenter ses revenus ? C’est ce que j’ignore. Toujours est-il qu’il spéculait sur les fonds publics. Tu ne comprends pas ce que je veux dire ? C’est un jeu auquel on peut en un instant gagner des millions, mais un jeu qui peut aussi vous plonger en peu de temps dans la plus profonde misère, un jeu qui, gentilhomme ou millionnaire, vous réduit comme par magie à la besace du mendiant.

Mon frère fit d’abord des bénéfices considérables et monta sa maison sur un tel pied que les plus riches pouvaient lui porter envie. Il venait souvent nous voir ; il t’apportait, à toi qui étais sa filleule, mile cadeaux, et nous témoignait d’autant plus d’affection que sa fortune allait dépassant la nôtre. Bien souvent je lui remontrai combien les opérations auxquelles il se livrait étaient périlleuses, et je m’efforçai de lui faire sentir qu’il ne convenait pas à un gentilhomme de risquer chaque jour sa fortune et son honneur sur une nouvelle incertaine. Comme le succès lui donnait raison contre moi, mes remontrances se trouvaient impuissantes : la passion du jeu, car c’est un jeu, l’emportait sur la sagesse de mes conseils.

Le bonheur qui l’avait longtemps favorisé parut enfin vouloir l’abandonner ; il perdit une bonne partie de ses premiers gains, et vit peu à peu sa fortune s’amoindrir. Cependant le courage ne l’abandonna pas ; au contraire il parut se raidir obstinément contre le sort, et se tint pour certain qu’il forcerait la chance inconstante à tourner en sa faveur. Fatale illusion !… Un soir d’hiver, je tremble quand j’y pense, j’étais au salon prêt à m’aller coucher ; tu étais déjà au lit et ta mère priait à ton chevet, comme elle en avait l’habitude ; un ouragan terrible grondait au dehors, des tourbillons de grêle fouettaient les vitres, le vent rugissait dans les arbres et semblait vouloir arracher la maison de ses fondemens. Sous l’influence de la tempête, j’étais tombé dans de sombres pensées. Tout à coup un violent coup de sonnette retentit à la porte, tandis que des hennissemens annonçaient l’arrivée d’une voiture. Un domestique, — nous en avions deux alors, — un domestique alla ouvrir ; une femme s’élança dans la chambre et tomba à mes pieds en fondant en larmes. C’était la femme de mon frère. Tremblant de surprise et d’effroi, je veux la relever ; mais elle embrasse mes genoux et implore mon aide, les joues baignées par un torrent de larmes. Elle implore de moi, en paroles entrecoupées et obscures, la vie de mon frère, et me fait frémir en me laissant soupçonner un épouvantable malheur… Ta mère entra sur ces entrefaites ; tous deux nous nous efforçâmes de calmer la pauvre femme à demi folle de désespoir. Les marques d’intérêt et d’affection que nous lui prodiguions réussirent à la ramener à elle.

Hélas : mon frère avait tout perdu, tout, et même plus qu’il ne possédait. Le récit de sa femme était déchirant, et plus d’une fois nous arracha des