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Hélas ! Lénora, je tremble, mon cœur se serre, je touche dans mon récit au moment le plus douloureux de ma vie. Ta pauvre mère était devenue très maigre, ses yeux s’étaient enfoncés peu à peu dans l’orbite, une livide pâleur avait envahi ses joues. En la voyant dépérir, elle que j’aimais plus que la vie, en voyant sans cesse la mort imprimée sur ses traits en signes si clairs et si menaçans, je devins à moitié fou de chagrin et de désespoir… Pauvre mère ! combien ses dernières heures furent douloureuses, mon Dieu ! Elle ressemblait déjà à un cadavre, et un torrent de larmes coulait encore de ses yeux éteints, tandis que ses lèvres s’efforçaient de bégayer le nom de son enfant comme une plainte suprême. Agenouillé devant son lit, les mains levées vers le ciel, j’implorais l’adoucissement de ses souffrances et le pardon de ce que j’avais fait, ou bien debout, je touchais de mes mains ses joues pâles, et j’essuyais sous mes baisers les sueurs de l’agonie. J’étais hors de moi…. Tout à coup elle parut reprendre le sentiment ; c’était la dernière étincelle de la vie qui allait s’éteindre. Elle m’appela par mon nom ; je bondis et fixai sur ses yeux un œil égaré. Elle dit d’une voix distincte : — C’en est fait, mon ami. Dieu n’a pas adouci pour moi la dernière heure ; je meurs avec la conviction que mon enfant sera malheureuse sur la terre…

Je ne sais ce que mon amour pour elle m’inspira, mais je lui promis, en prenant Dieu à témoin de ma promesse, que tu échapperais à la misère, Lénora, et que l’existence serait pour toi douce et heureuse. Un sourire céleste parut sur le visage de ta mère mourante : en cet instant solennel, elle crut à ma promesse. Elle passa encore une fois avec effort les bras autour de mon cou, et ses lèvres effleurèrent les miennes ; mais je sentis bientôt ses bras défaillir, et son âme monta vers Dieu dans un dernier soupir. Hélas ! Lénora, tu n’avais plus de mère ! Ma pauvre Marguerite était morte !

Le gentilhomme pencha la tête sur sa poitrine et se tut ; Lénora, muette aussi, pleurait. Un silence de mort régnait autour d’eux. Bientôt la jeune fille rapprocha sa chaise de son père, et prit sa main sans prononcer un mot. Ils demeurèrent longtemps ainsi, plongés dans une profonde tristesse. Enfin Lénora se leva et s’efforça de consoler son père par ses caresses. M. de Vlierbecke, comme s’il eût eu hâte de terminer son récit, reprit d’une voix plus libre :

— Ce qui me reste à te dire, Lénora, n’est pas aussi triste que ce que tu viens d’entendre ; cela ne regardé que moi seul. Ta mère, mon unique soutien, m’était ravie ; je demeurais seul au Grinselhof avec toi, mon enfant, et avec ma promesse, une promesse faite devant Dieu à une mourante ! Que devais-je faire pour l’accomplir ? Abandonner mon patrimoine héréditaire, errer à l’aventure dans un pays étranger, travailler afin de gagner notre vie à tous deux ? C’était impossible ; c’eût été accepter sur-le-champ la misère pour toi. Je ne pouvais songer à ce moyen. Après de longues et pénibles méditations, il me sembla qu’un trait de lumière éclairait mon esprit, et je m’arrêtai, plein d’espoir, au seul projet dont la réalisation pouvait promettre, sinon à moi, du moins à mon enfant, un heureux avenir.

Je résolus de dissimuler notre indigence avec plus de soin que jamais, et de consacrer tous mes instans à enrichir ton intelligence. Dieu t’a libéralement douée de la beauté du corps, Lénora ; ton père voulut t’initier aux arts et aux sciences, et te donner, avec la connaissance du monde, la vertu, la