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piété, la modestie. Il voulut faire de toi, de l’âme comme du corps, une femme accomplie,… et il osa espérer que la noblesse de ton sang, les charmes de ton visage, les trésors de ton esprit et de ton cœur, pourraient compenser la dot qu’il ne pouvait te donner. Il se berçait de la pensée que tu parviendrais ainsi à faire un bon mariage qui te rendrait dans le monde, en partie du moins, le rang auquel ton origine semblait te donner droit.

Pendant dix ans, mon enfant, j’ai eu pour unique souci ton éducation et ton instruction. Ce que j’avais oublié ou ce que j’ignorais, je l’apprenais la nuit afin de pouvoir t’en faire part. Tandis que j’écartais de ton chemin avec une religieuse sollicitude tout chagrin et toute émotion triste, et que je te donnais, dans une certaine mesure, tout ce que semblait exiger notre apparente aisance ; tandis que le sourire continuel de mon visage te réjouissait sans cesse, la crainte, l’anxiété, la honte, rongeaient mon cœur à tout instant, et je comptais avec effroi les pas du temps qui me rapprochaient de plus en plus de l’heure fatale. Ah ! Lénora, faut-il te le dire ? j’ai souffert de la faim et soumis mon corps aux plus rudes privations. J’ai passé la moitié de mes nuits à un travail d’esclave, raccommodant mes vêtemens, bêchant le jardin, apprenant et exerçant dans les ténèbres toutes sortes de métiers, afin de cacher notre pauvreté à toi et aux autres. Mais tout cela n’était rien. Dans le silence de la nuit, je n’avais à rougir devant personne ; le jour, il fallait me raidir sans cesse contre les humiliations, et, le cœur saignant, dévorer l’affront et l’insulte.

La jeune fille contemplait son père d’un œil humecté par les larmes de la pitié. M. de Vlierbecke serra sa main, comme pour la consoler, et continua :

— Ne sois pas triste, Lénora. Si la main du Seigneur me faisait de profondes blessures, chaque fois aussi, dans sa miséricorde, il me donnait le baume qui les guérit. Un seul sourire de ton doux visage suffisait pour faire monter de mon cœur vers le ciel une prière de reconnaissance. Toi du moins, tu étais heureuse ; en cela, ma promesse était remplie.

Enfin je crus que Dieu lui-même avait envoyé sur notre route quelqu’un qui te sauverait de la misère imminente. Une douce inclination se forma entre Gustave et toi ; un mariage paraissait devoir en être la conséquence. Dans ces circonstances, j’ai fait connaître à M. Denecker, lors de sa dernière visite, le déplorable état de mes affaires. Sur cette révélation, il s’est irrévocablement refusé à accéder au désir de son neveu. Comme si ce coup terrible, qui anéantissait mes plus chères espérances, n’eût pas suffi à m’accabler, j’ai appris presque en même temps que l’ami qui m’avait prêté quatre mille francs, avec la faculté de renouveler chaque année mon obligation envers lui, est mort en Allemagne, et que les héritiers réclament le paiement de la dette. J’ai parcouru toute la ville, sonné à toutes les portes amies, remué ciel et terre, dans mon désespoir, pour échapper à cette dernière ignominie ; tous mes efforts ont été infructueux. Demain peut-être on affichera sur la porte du Grinselhof un placard annonçant la vente non-seulement de tous nos biens, mais même du mobilier et des objets que le souvenir nous a rendus chers. Le point d’honneur exige que nous livrions à l’enchère publique tout ce qui a quelque valeur, afin que le montant de nos dettes soit couvert. Si le sort était assez bienveillant pour nous permettre de satisfaire tout le monde, ce serait