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encore un grand bonheur dans notre misère, mon enfant. Ton sourire est si doux, Lénora, la joie brille dans tes yeux ; cette ruine fatale ne t’attriste-t-elle donc pas ?

— C’est là ce qui vous fait dépérir, mon père ? Rien d’autre ? Votre cœur ne garde aucun secret ? demanda la jeune fille.

— Aucun, mon enfant : tu sais tout.

— Assurément, reprit Lénora gravement, un coup pareil, je le sais, serait considéré par d’autres comme un épouvantable malheur ; mais que peut-il sur nous ? Pourquoi vous-même parlez-vous avec tant de calme, mon père ? Pourquoi semblez-vous, comme moi, indifférent, à l’heure qu’il est, à l’inexorable arrêt du sort ?

— Ah ! c’est parce que tu m’as rendu courage et confiance, Lénora ; c’est parce qu’après une aussi longue contrainte, je rentre franchement en pleine possession de ton amour ; c’est parce que tu me laisses espérer que tu ne seras pas trop malheureuse. Et pourtant qui sait quelles souffrances nous sont réservées ? Errer par le monde, chercher loin de ceux qu’on aime et qu’on connaît un asile ignoré, gagner par le travail de ses mains le pain de chaque jour ! Tu ne sais pas, Lénora, combien il est amer, ce pain de la misère !

La jeune fille frémit en voyant la tristesse redescendre comme un voile sombre sur le front de son père. Elle saisit ses mains avec effusion, et le regard plongeant dans son regard, elle lui dit d’une voix suppliante : — Ah ! mon père, que le sourire du bonheur ne quitte pas votre visage ! Croyez-moi, nous serons heureux. Transportez-vous en esprit dans la position qui nous attend. Qu’y a-t-il donc là de si effrayant ? Je suis adroite dans tous les ouvrages de femme, et puis vous m’avez rendue assez savante pour que je puisse enseigner aux autres ce que je vous dois en fait d’arts et de sciences. Je serai forte et active pour nous deux. Dieu bénira mon travail. Nous voyez-vous, mon père, seuls dans une petite chambre bien coquette, en paix, le cœur tranquille, toujours ensemble, nous aimant l’un l’autre, défiant le sort, au-dessus de l’infortune, vivant dans le ciel que nous prépare notre commun sacrifice, dans le ciel d’un amour infini ! Ah ! il me semble que le vrai bonheur de l’âme va seulement commencer pour nous.

M. de Vlierbecke contemplait sa fille avec ravissement ; cette voix enthousiaste, mais toujours douce, l’avait tellement ému, ce courage, dont il pénétrait les nobles motifs, lui inspirait une telle admiration, que d’heureuses larmes remplirent ses yeux. D’une main il attira Lénora sur son sein, il posa l’autre main sur ce front chéri, et son regard s’éleva vers le ciel dans une religieuse extase.


VIII.

Un jour ou deux plus tard, comme M. de Vlierbecke l’avait dit à Lénora, l’annonce de la vente de tous ses biens fut mise dans les journaux et affichée partout en ville et dans les communes environnantes. L’affaire fit un certain bruit, et chacun s’étonna de la ruine du gentilhomme qu’on avait cru si riche et si avare. Comme la vente était annoncée pour cause de départ, ou n’eût pu en deviner le véritable motif, si de la ville n’était venue la nouvelle