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une visible émotion, il quitta la salle pour ne pas être présent à la vente des autres portraits.


Le soleil n’avait plus à fournir que le quart de sa course quotidienne pour atteindre l’horizon. Au Grinselhof, un silence de mort a remplacé la foule avide des brocanteurs ; il n’y a plus personne dans les chemins solitaires du jardin ; la porte est refermée, tout est rentré dans le calme accoutumé ; on dirait que rien ne s’est passé dans ces lieux.

La porte de l’habitation de M. de Vlierbecke s’ouvre ; deux personnes paraissent sur le seuil, un homme déjà avancé en âge et une jeune fille. Ils portent tous deux un petit paquet à la main, et semblent prêts à se mettre en voyage. Il est difficile sous ces humbles vêtemens de reconnaître M. de Vlierbecke et sa fille ; on ne s’en douterait même pas, et pourtant ce sont eux. On voit qu’ils ont fait effort pour se dépouiller des dehors de l’aisance et pour prendre l’humble extérieur de la pauvreté. Lénora porte une robe d’indienne de couleur sombre ; elle est coiffée d’un bonnet, et son col est entouré d’un petit fichu carré ; on ne voit pas ses cheveux, soit parce que le bonnet les cache, soit parce qu’ils sont tombés sous les ciseaux. Le gentilhomme est vêtu d’une redingote de drap noir boutonnée jusqu’au-dessous du menton, et porte une casquette dont la large visière dissimule presque entièrement ses traits. Cependant ces vêtemens, malgré leur simplicité, ne manquent pas d’une certaine distinction ; quelques efforts qu’aient faits ceux qui les portent pour dissimuler leur ancienne condition, il reste dans leur démarche et dans la manière même de porter ce modeste costume quelque chose d’indéfinissable, mais qui révèle clairement un rang élevé.

Les traits du père ne sont pas altérés, mais il est impossible de dire s’ils trahissent la joie, l’indifférence ou la douleur. Lénora semble forte et résolue, bien qu’elle quitte le lieu de sa naissance et se sépare pour toujours de tout ce qu’elle a aimé depuis son enfance, — de ces arbres séculaires à l’épais feuillage, sous l’ombre desquels le premier sentiment d’amour s’est éveillé dans son sein ému, de ce catalpa si cher, au pied duquel le timide aveu de Gustave vint frapper son oreille comme une parole du ciel… Oui, elle est forte et courageuse, bien que ce solennel adieu remplisse son âme d’une amère tristesse ! Mais elle doit soutenir son père souffrant, elle doit épier sur son visage toutes les émotions qui agitent son cœur, elle doit veiller sur ce cœur, comme une sentinelle attentive, pour repousser par son énergie et ses témoignages d’affection le chagrin qui veut s’en emparer. Voilà pourquoi son regard est si limpide et si doux quand il s’efforce de rencontrer celui de son père…

Le père et la fille se dirigent à pas lents vers la ferme. Ils y entrent pour prendre congé du fermier et de sa femme. Cette dernière se trouvait seule avec sa servante, dans la chambre d’en bas. — Mère Beth, dit le gentilhomme d’un ton calme et bienveillant, nous venons vous dire adieu. — La fermière, le cœur saisi d’une douloureuse anxiété, contempla un instant les deux voyageurs, remarqua avec un pénible étonnement leur costume, et, portant son tablier à ses yeux, elle sortit en gémissant par la porte de derrière. La servante posa sa tête sar l’appui de la fenêtre et se mit à sangloter tout haut.