Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/411

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le père, souriant doucement à la courageuse exaltation de sa fille, lui répondit avec un soupir : — Pauvre Lénora ! tu cherches à te rendre forte pour me raffermir et me consoler. Que le ciel te récompense de tant d’amour ! Je sais où tu puises tout ton courage, et cependant, cher ange que Dieu m’a donné, ta parole et ton sourire ont une telle puissance sur moi, qu’on dirait qu’une part de ton âme passe avec eux dans mon âme. Je suis revenu le cœur brisé, la tête perdue, affaissé par le désespoir ; ton regard a suffi pour me consoler…

— Allons, père, dit la jeune fille en l’interrompant et en multipliant ses caresses, racontez-moi vos aventures : je vous dirai ensuite quelque chose qui vous réjouira.

— Hélas ! mon enfant, je me suis rendu au pensionnat de M. Roncevaux pour reprendre mes leçons d’anglais. Pendant ma maladie, un Anglais en a été chargé ; nous avons donc perdu notre meilleur morceau de pain.

— Et la leçon d’allemand de Mme Pauline ?

Mme Pauline est partie pour Strasbourg ; elle ne reviendra plus, tu le vois bien, Lénora, nous perdons tout à la fois ! N’avais-je pas de bonnes raisons de m’affliger ? Toi-même, tu parais frappée par cette malheureuse nouvelle ; tu pâlis, me semble-t-il.

La jeune fille, en effet, baissait les yeux et semblait surprise et consternée ; mais l’appel de son père lui rendit la conscience d’elle-même, et elle répondit en faisant un effort pour paraître joyeuse : — Je songeais à la peine que ces congés ont dû vous faire, mon père, et vraiment j’en étais profondément affligée ; cependant je trouve encore des motifs d’être joyeuse. Oui, père, car moi, au moins, j’ai de bonnes nouvelles !

— En vérité ? Tu m’étonnes !

— La jeune fille montra du doigt la chaise.

— Voyez-vous cette toile ? je dois en faire une douzaine de chemises, de chemises fines ! Et, quand cela sera fini, on m’en rendra autant ! On me donne un beau salaire… et je sais qui vaut mieux encore ; mais ce n’est qu’une espérance…

Lénora avait prononcé ces paroles avec une joie si vive et si réelle, que le père en subit l’influence et sourit lui-même de contentement.

— Eh bien ! eh bien ! demanda-t-il, qu’est-ce donc qui te rend si heureuse ?

Comme si la jeune fille se reprochait de perdre le temps, elle se rassit et se remit à coudre. Elle était visiblement enchantée d’avoir triomphé de la tristesse de son père. Elle répondit en plaisantant à demi :

— Ah ! vous ne le devineriez jamais ! Savez-vous, mon père, qui m’a donné tout cet ouvrage ? C’est la riche dame qui habite la maison à porte-cochère du coin de la rue ; elle m’a fait appeler ce matin, et je suis allée chez Elle pendant votre absence. Vous êtes surpris, n’est-ce pas, mon père ?

— En effet, Lénora. Tu parles de Mme de Royan, pour laquelle on t’avait chargée de broder ces beaux cols ? Comment te connaît-elle ?

— Je ne le sais pas. Probablement la maîtresse qui m’a confié ce travail difficile lui aura dit qui l’avait fait ; elle doit même lui avoir parlé de votre maladie et de notre pauvreté, car Mme de Royan en sait sur nous bien plus que vous ne pourriez le supposer.

— Ciel ! Elle ne sait cependant pas…