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après cet indispensable apprentissage nous raisonnerons avec assurance sur les faits physiques qui se présentent à nous. La thèse contraire serait que, pour raisonner sur un ordre d’idées, il faudrait y être complètement étranger. Alors les aveugles deviendraient les juges naturels de la peinture, les sourds de la musique, et les peuplades anthropophages de l’humanité !

Or que voyons-nous dans le développement des forces mécaniques ? — Est-il un seul exemple de mouvement produit sans force agissante extérieure ? L’homme, réduit d’abord uniquement à son propre travail, n’obtient qu’avec ses bras quelque chose de la terre. Il ne commande nullement par la pensée aux êtres matériels. Plus tard il prend pour auxiliaires les animaux domestiques et laboure avec le bœuf, le cheval et l’âne. Toujours des moteurs physiques pour des travaux physiques ! Plus tard encore son industrie lui soumet les forces de la nature, l’eau, l’air et le feu. Les palettes des roues hydrauliques et mille autres emplois de la force des chutes d’eau lui permettent de faire travailler le ruisseau, la rivière et le fleuve. Il emprisonne et utilise l’action des vents dans l’aile merveilleuse du moulin à vent et dans la voile encore plus immense des vaisseaux. Avec le feu, il forge, il fond, il tire les métaux de la terre qui les dissimule, et assainit sa nourriture par la cuisson des alimens. Enfin presque de nos jours il demande leur concours mécanique aux agens artificiels que la science a découverts et dont elle a étudié les propriétés, je dirais presque les mœurs. Ce sera un jour une honte pour l’humanité que le premier trouvé de ces merveilleux agens, la poudre à canon, l’ait été pour les champs de bataille, l’homme ayant songé d’abord à demander aux pouvoirs artificiels des moyens de destruction contre l’homme. Pour fixer les idées du lecteur, comme je l’ai toujours fait jusqu’ici, par des faits exempts de vague, je dirai que, pour réaliser l’effort mécanique que l’explosion exerce sur un boulet de 12 kilogrammes dans un canon dit de 24, chargé de 8 kilogrammes de poudre et pesant lui-même 2,700 kilogrammes, tel qu’on les amène sur le bord du fossé des places assiégées, après en avoir éteint les feux, il faudrait le travail d’un cheval agissant pendant deux heures, ou celui d’un homme pendant huit heures. Or ce prodigieux effort est produit presque instantanément. Pour faire comprendre ce que sont les frais de la guerre, il suffit de dire qu’une telle pièce de 24, avec ses 2,700 kilogrammes de bronze, ne peut tirer au-delà de cent coups sans être hors de service, et qu’au moment où elle envoie son premier boulet, elle revient à l’état à 10 ou 11,000 fr. Qu’on ne croie pas cependant que je me pose ici en apôtre de la paix à tout prix, et que je n’estime pas à sa juste valeur la gloire militaire de la France. Sans notre génie belliqueux, à quel rang serions-nous aujourd’hui classés parmi les nations ? Mais revenons à nos puissances mécaniques.

« Que faites-vous de nouveau, monsieur Watt ? demandait George III à l’inventeur de la machine à vapeur. — Sire, je fais quelque chose de fort agréable aux rois, de la puissance. » Le mot anglais power, qui signifie également pouvoir politique et pouvoir mécanique, prêtait mieux que le français à jouer sur les mots. Watt aurait pu dire que le pouvoir qu’il donnait à la société était encore plus agréable aux peuples que la domination aux rois.