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détails les plus vulgaires de la vie quelque chose de distingué et d’épuré. Manger est une opération assez nécessaire, mais dont la vue est très peu agréable. Mme de Sablé voulait qu’on y apportât une propreté toute particulière. Selon elle, il n’appartenait pas à la première venue d’être impunément à table avec un amant : c’était assez, disait-elle, de la moindre grimace pour tout gâter[1]. On devait abandonner aux bourgeoises les gros repas faits pour le corps, et avoir l’air de prendre un peu de nourriture pour se soutenir seulement et même pour se divertir, comme on prend des rafraîchissemens et des glaces. Peu de mets, mais exquis, et apprêtés d’une certaine façon. La fortune n’y suffisait pas, il y fallait un art particulier. Mme de Sablé était maîtresse en cet art. Elle avait transporté l’esprit aristocratique et précieux, le bon ton et le bon goût, jusque dans la cuisine. Ses dîners, sans aucune opulence, étaient célèbres et recherchés. Elle formait ses amis à goûter les bonnes choses, et elle tenait école de friandise. La Rochefoucauld était un de ses meilleurs élèves. Il lui demande sans cesse des leçons : « Vous ne pouvez faire une plus belle charité, lui écrit-il, que de permettre que le porteur de ce billet puisse entrer dans les mystères de la marmelade et de vos véritables confitures, et je vous supplie très humblement de faire en sa faveur tout ce que vous pourrez… Si je pouvois espérer deux assiettes de ces confitures dont je ne méritois pas de manger d’autrefois, je croirois vous estre redevable toute ma vie[2]. »

Mais, comme on le pense bien, ce n’était pas la table de Mme de Sablé, encore bien moins la savante pharmacie qu’elle avait aussi transportée à Port-Royal, qui attiraient chez elle tant de personnes du plus grand mérite et du plus haut rang : c’était la sûreté et l’agrément de son commerce, une obligeance inépuisable, toujours prête à prodiguer les services ou les conseils, une raison aimable, le goût très vif des choses de l’esprit, l’art heureux de faire valoir celui des autres, l’habitude et le talent des belles conversations et des occupations élégantes. Ainsi se rassembla peu à peu autour d’elle une

  1. Tallemant, t. IV, p. 156.
  2. Œuvres de La Rochefoucauld, p. 454 et 468. Le texte cité est pris sur la lettre autographe qui est dans le IIe portefeuille de Valant, p. 180. L’imprimé donne sans nul motif : « Vous ne sauriez faire plus belle charité, » omettant le mot une, et donnant ainsi à la phrase un air plus ancien. Ce sont là des riens, mais ces riens multipliés changent le caractère du style. On ne peut comprendre pourquoi les éditeurs ont si mal copié et tant défiguré les lettres de La Rochefoucauld, bien faciles à lire pourtant avec leur longue et grande écriture à la Louis XIV. Ces lettres si bien tournées, souvent si intéressantes, attendent encore un éditeur intelligent et soigneux. Si nous étions plus jeune, nous tacherions d’être cet éditeur-là, d’autant plus que nous pourrions joindre aux lettres déjà connues bien des lettres nouvelles, parmi lesquelles il en est de fort importantes.