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il est bon d’entrer un peu dans le sérieux, et de vous dire que les auteurs des livres desquels on a corrigé ces sentences les avoient mieux placées ; car si l’on voyoit ce qui estoit devant et après, assurément on en seroit plus édifié ou moins scandalisé. Il y a beaucoup de simples dont le suc est un poison, qui ne sont point dangereux lorsqu’on n’en a rien extrait et que la plante est en son entier. Ce n’est pas que cet escrit ne soit bon en de bonnes mains, comme les vostres, qui sçavent tirer le bien du mal mesme ; mais aussi on peut dire qu’entre les mains de personnes libertines, ou qui auroient de la pente aux idées nouvelles[1], cet escrit pourroit les confirmer dans leur erreur, et leur faire croire qu’il n’y a point du tout de vertu et que c’est folie de prétendre de devenir vertueux, et jeter ainsi le monde dans l’indifférence et dans l’oisiveté, qui est la mère de tous les vices. J’en parlai à un homme de mes amis qui me dit qu’il avoit vu cet escrit, et qu’à son avis il descouvroit les parties honteuses de la vie civile et de la société humaine sur lesquelles il falloit tirer le rideau ; ce que je fais de peur que cela fasse mal aux yeux délicats comme les vostres, qui ne sauroient rien souffrir d’impur et de deshonneste. »


Nous avons l’avantage de connaître les noms des femmes qui adressèrent à Mme de Sablé leur opinion sur les Maximes. La première qui se présente est la comtesse de Maure.

C’était, comme nous l’avons dit, la plus ancienne amie de Mme de Sablé, une personne très considérée, qui, avec quelques travers fort innocens partagés par la marquise, possédait un grand fonds de mérite, d’honneur et d’esprit. Ajoutez qu’elle n’était pas dévote, ni moliniste ni janséniste. Dans les affaires de Port-Royal, elle montra le plus grand bon sens et le plus noble caractère. En vain les deux factions s’agitaient autour d’elle, elle ne se laissa entraîner ni par l’une ni par l’autre. Tout en respectant et en admirant ces religieuses héroïques qui préféraient ce qui leur semblait la vérité au repos et à toutes les douceurs de la vie, elle était ouvertement opposée à la doctrine outrée de l’absolue corruption de la nature humaine, comme trop dure à son esprit et à son cœur. Elle appuyait sa vertu sur un christianisme modéré et sur une philosophie élevée. Elle ne pouvait donc être favorable à La Rochefoucauld. Lui-même écrit à Mme de Sablé[2] : « J’avois toujours bien cru que Mme la comtesse de Maure condamneroit l’intention des sentences, et qu’elle se déclareroit pour la vérité des vertus. » La comtesse nous apprend en effet, dans un petit billet conservé par Valant, qu’elle avait donné son opinion sur les Maximes de La Rochefoucauld, et cette opinion était si sévère et si peu mêlée de complimens, qu’elle supplie son amie de ne pas la communiquer à La Rochefoucauld, connaissant fort bien

  1. Probablement l’opinion des sceptiques et des épicuriens, de Lamothe-Levayer, Gassendi, Bernier, etc.
  2. Œuvres de La Rochefoucauld, p. 461.