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qu’on prend souvent pour de la froideur, tient à cette timidité intérieure, qui craint de se définir à elle-même. Ils semblent croire qu’un sentiment perd la moitié de sa valeur quand il est exprimé, et que le cœur ne doit avoir d’autre spectateur que lui-même.

S’il était permis d’assigner un sexe aux nations comme aux individus, il faudrait dire sans hésiter que la race celtique, surtout envisagée dans sa branche kymrique ou bretonne, est une race essentiellement féminine. Aucune race, je crois, n’a porté dans l’amour autant de mystère. Nulle autre n’a conçu avec plus de délicatesse l’idéal de la femme et n’en a été plus dominée. C’est une sorte d’enivrement, une folie, un vertige. Lisez l’étrange mabinogi de Pérédur ou son imitation française, Parceval le Gallois ; ces pages sont humides, pour ainsi dire, du sentiment féminin. La femme y apparaît comme une sorte de vision vague, intermédiaire entre l’homme et le monde surnaturel. Je ne vois vraiment aucune littérature qui offre rien d’analogue à ceci. Comparez Genièvre et Iseult à ces furies Scandinaves de Gudruna et de Chrimhilde, et vous avouerez que la femme telle que l’a conçue la chevalerie, — cet idéal de douceur et de beauté posé comme but suprême de la vie, — n’est une création ni classique, ni chrétienne, ni germanique, mais bien réellement celtique.

La puissance de l’imagination est presque toujours proportionnée à la concentration du sentiment et au peu de développement extérieur de la vie. Le caractère si limité de l’imagination de la Grèce et de l’Italie tient à cette facile expansion des peuples du Midi, chez lesquels l’âme, toute répandue au dehors, se réfléchit peu elle-même. Comparée à l’imagination classique, l’imagination celtique est vraiment l’infini comparé au fini. Dans le beau mabinogi du Songe de Maxen Wledig, l’empereur Maxime voit en rêve une jeune fille si belle, qu’à son réveil il déclare qu’il ne peut vivre sans elle. Pendant plusieurs années, ses envoyés courent le monde pour la lui trouver : on la rencontre enfin en Bretagne. Ainsi fit la race celtique : elle s’est fatiguée à prendre ses songes pour des réalités et à courir après ses visions infinies. L’élément essentiel de la vie poétique du Celte, c’est l’aventure, c’est-à-dire la poursuite de l’inconnu, une course sans fin après l’objet toujours fuyant du désir. Voilà ce que saint Brandan rêvait au-delà des mers, voilà ce que Pérédur cherchait dans sa chevalerie mystique, voilà ce que le chevalier Owenn demandait à ses pérégrinations souterraines. Cette race veut l’infini, elle en a soif, elle le poursuit à tout prix, au-delà de la tombe, au-delà de l’enfer. Le défaut essentiel des peuples bretons, le penchant à l’ivresse, défaut qui, selon toutes les traditions du vie siècle, fut la cause de leurs désastres, tient à cet invincible besoin d’illusion. Ne dites pas que c’est appétit de jouissance grossière, car jamais peuple ne fut