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des ateliers nationaux, et dépensa en secours de tout genre 10 millions sterling, ou 250 millions de francs. Bien différens de leurs pères, qui auraient va d’un œil sec ces souffrances, les propriétaires firent à leur tour, pour venir au secours de leurs tenanciers, tous les sacrifices possibles. Rien ne fut payé en 1847, ni la rente, ni l’impôt, ni l’intérêt de la dette hypothécaire. Ces générosités tardives ne suffirent pas pour arrêter le fléau; la famine fut universelle et dura plusieurs années. Quand le dénombrement décennal de la population fut fait en 1851, au lieu de donner comme toujours un excédant notable, il révéla un déficit effrayant : 2 millions d’habitans sur 8, le quart de la population, avaient disparu.

Cette épouvantable calamité a fait ce que n’avaient pu faire des siècles de guerre et d’oppression, elle a vaincu l’Irlande. Le peuple irlandais, en voyant son unique aliment lui échapper, a commencé à comprendre qu’il n’y avait plus décidément assez de place pour lui sur le sol de la patrie. Lui qui avait jusqu’alors obstinément résisté à toute pensée d’émigration, comme à une désertion devant l’ennemi, il s’est pris tout à coup de la passion opposée : un courant, ou, pour mieux dire, un torrent d’émigration s’est déclaré. Depuis sept ans, car le mouvement a commencé au plus fort de la famine, 1,500,000 personnes se sont embarquées pour l’Amérique, et ce n’est pas fini. Ceux qui ont trouvé du travail et de l’aisance aux États-Unis écrivent tous les jours à leurs amis et parens de suivre leur exemple; ils font plus, ils envoient de l’argent en abondance pour payer le passage des nouveaux émigrans. On évalue à 4 millions sterling, ou 100 millions de francs, la somme totale envoyée ainsi depuis 1847. 100 millions de francs ! les malheureux Irlandais n’en avaient jamais rêvé autant. L’Amérique se présente à leurs yeux comme la terre de la richesse et de la liberté, et leur pays natal comme un théâtre de misère, d’esclavage et de mort. Peut-on s’étonner que tous veuillent partir, et que les liens du patriotisme et de la religion, autrefois si puissans, ne les retiennent plus ? Il a fallu remonter jusqu’aux traditions bibliques pour trouver un nom à donner à cette fuite populaire, qui n’a d’analogue que dans la grande migration des Israélites. On l’appelle l’exode, comme au temps de Moïse.

Rien n’est plus triste assurément qu’un pareil spectacle, rien ne pouvait être une condamnation plus éclatante de la conduite tenue par l’Angleterre à l’égard de l’Irlande dans les temps passés; mais il faut convenir en même temps que toutes les questions jusqu’ici insolubles se trouvent maintenant résolues en principe par cette rapide, dépopulation. L’Angleterre y trouve à la fois son châtiment et son salut. Avant peu, la population de l’Irlande aura été réduite de moitié, et comme l’émigration et la mortalité n’ont atteint que la partie