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l’embrassait sur le front, et une journée était finie, — une de ces journées qui nous sont données en si petit nombre par une main à mystérieusement avare pour chercher ce bien que nous ignorons et connaissons à la fois, la part de bonheur attribuée à la terre, que le ciel même ne nous rendra pas.

L’arrivée de Thierry ne fut pas tout d’abord un grand événement dans l’existence de Gertrude. Pérenne, au premier aspect, plut médiocrement à sa cousine. Il inspirait rarement du reste de soudaines sympathies. Ses traits étaient assez réguliers, mais ce qu’ils pouvaient avoir de charme était d’habitude caché sous une expression de fatigue un peu dédaigneuse. On sentait qu’il se promenait dans la vie comme un masque dans une fête de carnaval, n’ayant pas plus envie de montrer son visage que de voir celui de ses voisins. Seulement, quand il arrivait tout à coup à ce maussade convive de la grande réunion humaine d’être touché par une voix, un regard, je ne sais quoi qui le faisait frissonner, — quand, pris par le désir de voir et d’être vu, de parler et d’écouter, il se démasquait et suppliait le domino qu’il avait conduit dans quelque endroit isolé de renoncer aussi à son masque, il avait un singulier entraînement, une bizarre éloquence; on le quittait rarement sans émotion. Celles qu’il avait priées étaient pour longtemps poursuivies par l’accent ardent de sa prière.

Ce fut un soir, en se promenant à cheval, que Pérenne prit le parti d’essayer son pouvoir sur Gertrude. On était dans les derniers jours de juillet. Depuis près de trois mois, il voyait Mme de Gérion chaque semaine sans qu’il en résultât aucun trouble pour elle ni pour lui. Il pensa qu’un pareil état de choses avait duré trop longtemps. Il se promenait précisément, quand ces réflexions lui vinrent, du côté de Saint-Eugène. Il errait sur le bord de la mer, s’arrêtant à chaque instant pour forcer son cheval effrayé à attendre les vagues et à recevoir en plein poitrail leur écume. Tout à coup il partit au galop et se dirigea vers la maison de Gertrude.

C’était une maison mauresque, située sur une colline comme presque toutes les villas algériennes. Cette demeure, qui avait appartenu sous la régence à un renégat célèbre, interrogeait autrefois la campagne par d’étroites ouvertures. Le goût français avait altéré sa physionomie primitive. Maintenant de larges fenêtres et un balcon espagnol décoraient sa façade. Ainsi arrangé, cet ancien nid de pirates n’en était pas moins resté charmant. Ses murailles blanches se dessinaient sur un groupe d’arbres élancés et d’une sombre verdure. Derrière cette noire feuillée qui ressemblait à un fantôme près d’une fiancée, la colline développait une verte pelouse dominée par les flancs rouges et déchirés d’une haut€ montagne. On arrivait à cette