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heure-là devait venir; elle était proche, la lumineuse messagère éclairait déjà son horizon.

Pendant qu’il sentait et pensait ainsi, qu’est-ce qui se passait en Gertrude ? Elle était agitée et triste, d’une tristesse qui toutefois ne lui déplaisait pas trop; elle comprenait qu’il y avait depuis quelques instans dans sa vie un de ces dangers que les femmes aiment à braver, que cet orage arrêté sur la demeure de Charlotte le soir où Werther lut Ossian était près de planer sur sa maison. Cependant elle se reprocha de s’être montrée trop effarouchée aux premières paroles dont elle avait cru saisir le sens, elle avait donné par ses marques imprudentes de peur un avantage à Thierry, puisqu’elle lui avait permis de lui dire : Je vous ai devinée. Maintenant elle essaierait de le revoir avec calme, et sérieusement qu’avait-elle à craindre ? Il ne lui avait jamais plu, elle ne s’était jamais occupée de lui. Elle ne réfléchissait pas que le Thierry qui lui avait été si indifférent, c’était celui qui jusqu’alors semblait à peine l’avoir vue. Depuis un moment, elle connaissait un autre Thierry, dont elle était obligée déjà de s’inquiéter.

Un vendredi, à trois heures, Pérenne monta à cheval et se rendit chez Mme de Gérion. Quand il entra dans le chemin du Corsaire, le passage de l’ardente lumière où il avait marché jusqu’alors à un jour mystérieux de bois sacré lui causa une vive impression. Son esprit s’engagea brusquement dans des idées qui ne lui étaient pas familières. Il se demanda si ce qu’il allait faire était bien. Il ressemblait à ces conquérans qui tout à coup, au moment d’une grande bataille, sentent une pensée humaine se lever comme une apparition au fond de leur cerveau. Il eut presque envie de revenir sur ses pas, mais il sourit. — Sais-je, pensa-t-il, si c’est le bonheur ou le malheur que je lui porte ? L’avenir me le dira. Ce qu’à présent mon cœur et ma raison me disent, c’est que je suis dans la vie pour vivre. — Et il continua sa route. Néanmoins il était un peu ému quand il entra; elle aussi avait une émotion qui était même assez visible. Il y avait maintenant quelque chose entre eux, ils le comprenaient. Ils n’étaient plus ces mondes isolés que nous sommes si souvent les uns pour les autres. Ils devaient s’attirer ou se repousser, se confondre ou se briser peut-être; mais il ne dépendait plus d’eux de se côtoyer indifférens et solitaires dans la nuit où Dieu nous a jetés.

Ce fut Thierry, comme on se l’imagine, qui se remit le plus vite. Il commença sur-le-champ à suivre le plan qu’il s’était tracé. Il chercha tout simplement à occuper Gertrude, à la distraire, à entrer dans ses loisirs sans faire apparaître dans ses discours, même à l’horizon le plus lointain, une pensée d’amour. Gertrude était une musicienne d’un très rare et singulier talent. Elle promenait sur son piano ces