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tout cela souvent, quelquefois dans les mêmes termes, quelquefois dans des termes variés. Aujourd’hui j’ai pour toutes ces paroles, où rien de moi ne vit plus, une horreur que je ne puis rendre; j’espère bien en avoir fini avec ce passe-temps, qui, malgré sa monotonie, a produit sur moi son effet ordinaire en me rendant tous les autres passe-temps impossibles. Pour qu’un jour encore la pensée me vînt de jeter certains mots dans l’oreille d’une femme, il faudrait, ce que je ne prévois pas, ma cousine, un miracle au fond de moi, une baguette fendant les rochers et en tirant des sources vives. Cette baguette-là est perdue, n’est-ce pas ? — Et il se mit à sourire; seulement, tandis que sa bouche souriait, une tristesse profonde, comme l’ombre d’une épaisse nuit, envahissait ses yeux.

Il se leva brusquement. — Je vais, dit-il, remonter à cheval, je ferai un temps de galop, l’air et les vagues me débarrasseront de mes diables bleus. — En s’en allant, il prit les doigts de Gertrude, que, pour la première fois, il effleura de ses lèvres. Quand elle fut seule, Mme de Gérion songea de cette belle lady Renwood et de sa singulière fantaisie, de cette scène bizarrement triste et tendre qu’on venait de lui raconter : il lui semblait que l’air de sa chambre était rempli par un parfum d’une espèce inconnue, qu’on avait placé quelque part auprès d’elle un bouquet qui lui faisait mal et qu’elle ne voulait pas jeter.


III.

Ce que Pérenne avait prévu arriva. Gertrude s’ennuyait, quand elle ne voyait pas celui qui l’aidait à porter le fardeau de ses journées. Elle attendait avec impatience cet hôte de sa solitude, qui n’était ni un amant, ni un ami, mais un personnage innommé, une sorte d’esprit familier venant se jouer dans toutes ses pensées, comme Trilby dans la robe et dans les cheveux de Jenny. L’instant vint où Pérenne sentit qu’il pouvait prononcer le mot que sa bouche avait si soigneusement retenu. Gérion avait engagé sa femme à visiter à cheval les environs d’Alger. D’habitude il l’accompagnait. Un jour, il voulut que Gertrude sortît seule avec son cousin. — Seulement, comme je n’entends pas que les médisans s’exercent sur vous, lui dit-il en souriant, n’allez pas sur les grandes routes. — Et se tournant vers Pérenne : — Vous voyez, ajouta-t-il, que je suis confiant. Je devrais être jaloux pourtant, si je songeais à votre mauvaise renommée; mais... — Il s’arrêta avec un sourire qui voulait dire : Mais je serais prodigieusement ridicule, si je m’imaginais que, présent ou absent, je ne suis pas adoré par ma femme, par ma propre femme, la femme que j’ai pardieu bien épousée.