Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/572

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lettres des missionnaires catholiques et les humiliantes révélations de la Gazette de Pékin; enfin la prise de Nankin a levé toute incertitude. Dès ce moment, on ne pouvait plus douter de l’importance de la révolte, et les plus indifférens se sont émus. A quoi donc pensent les Chinois ? quel sentiment, quelle passion les agite si fort ? quel démon les pousse aux luttes sanglantes ? A dire vrai, on ne les supposait point capables d’oser une révolution !

Ce n’est pas en un jour que l’on obtiendra une idée claire et nette des événemens qui s’accomplissent ou se préparent à l’intérieur de la Chine. Je sais bien que l’on a déjà publié des récits très minutieux, où les marches et contre-marches des rebelles et des troupes impériales, les batailles rangées et les ruses diplomatiques, les pensées intimes des mandarins et des généraux, la physionomie des deux armées, tout, en un mot, se trouve décrit dans les plus grands détails; on a même gravé, à l’usage des lecteurs de France et d’Angleterre, le portrait authentique du héros de l’insurrection, du prétendant Tien-ti. Je n’ai rien à dire contre l’exactitude historique des différentes scènes de ce drame, ni contre la ressemblance du portrait; mais je craindrais de m’aventurer si avant dans la recherche de l’inconnu et d’altérer sous le poids des couleurs la description, fort compliquée et passablement obscure, de la révolte. On m’excusera donc si je traverse en courant les champs de bataille et si je m’abstiens le plus souvent de suivre les rebelles à l’assaut de ces bonnes villes chinoises, dont il est plus aisé d’escalader les remparts que d’écrire les noms. A pareille distance, il est plus prudent de se contenter d’une vue d’ensemble, où n’apparaissent que les traits les plus saillans.


I.

On est depuis longtemps habitué à considérer les Chinois comme une nation fort débonnaire et complètement soumise à la domination tartare. En effet, la dynastie conquérante règne à Pékin depuis deux siècles; ce seul fait attesterait au besoin la patience et la douceur de la population conquise, et en Europe, les dynasties, même les dynasties nationales, signeraient volontiers un bail de deux cents ans. Toutefois, s’il est vrai que le Céleste Empire paraisse fort arriéré dans la science des révolutions comme en beaucoup d’autres, il ne faut pas s’imaginer qu’il ait échappé aux émeutes et aux révoltes. Quel est le gouvernement qui oserait compter en tout temps sur la fidélité inébranlable de trois cents millions de sujets ? Les Chinois se sont donc parfois avisés d’être mécontens de leurs mandarins, et il n’est point nécessaire de remonter bien haut dans leurs annales pour y trouver la trace de soulèvemens partiels qui ont éclaté dans les provinces. Les empereurs Kang-hi et Kien-long ont eu à réprimer de violentes insurrections, et, dès le début de son règne, Tao-kwang, le prédécesseur du souverain actuel, dut se défendre contre les attaques de la tribu des Miao-tze, qui habite le nord de la province du Kwang-si. À cette époque, les nations européennes ne s’inquiétaient guère des embarras qui pouvaient surgir en Chine : pourvu que Canton fût tranquille, les négocians se tenaient pour satisfaits, et d’ailleurs ils étaient à peine renseignés sur les incidens de politique intérieure qui préoccupaient le gouvernement de Pékin. Mais en ce moment, pour arriver à