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que rafraîchissaient des jets d’eau toujours abondans. Une grande quantité de jolis pigeons et de paons au chatoyant plumage étaient constamment perchés sur le toit du château qu’ils remplissaient du bruit de leurs cris mélancoliques et de leurs roucoulemens amoureux. L’intérieur de ce château répondait à la magnificence de l’extérieur. De grands appartemens somptueusement décorés, des tableaux, des statues, une bibliothèque choisie, une chapelle, un théâtre, un nombreux domestique, tout annonçait la résidence d’un grand seigneur. Le village enveloppait le château et s’étendait le long de la route en jolies maisonnettes blanches, habitées par une population laborieuse. Cadolce était le village le plus propre qu’il y eût entre Padoue et Bassano. Ses habitans avaient une grande réputation de jovialité; ils étaient fous de plaisir, et il était passé en proverbe que lorsqu’on s’ennuyait, il fallait aller à Cadolce. Aussi y accourait-on en foule les jours de fête; on y dansait, on y buvait à perdre haleine. L’auberge de la Luna était remplie de bons compagnons qui frappaient sur les tables et brisaient les vitres de leurs dissonances non préparées.

Dans une grande et belle pièce de la villa Cadolce, ornée de vieux portraits de famille, parmi lesquels on remarquait plusieurs doges, deux personnages s’entretenaient paisiblement. L’un de ces personnages, enveloppé d’une longue robe noire, les mains croisées derrière le dos, sa tête blanche légèrement inclinée sur la poitrine, marchait à pas lents et mesurés. De temps en temps, il poussait de gros soupirs entremêlés de quelques rares monosyllabes qui semblaient s’échapper avec peine de ses lèvres minces et serrées. — C’en est fait, disait-il tout bas, oui, c’en est fait de l’indépendance et de la grandeur de Venise.

Après un long silence, pendant lequel il ne cessait de marcher, il reprit, en élevant la voix et en redressant un peu sa tête sexagénaire : — Cependant, si le sénat voulait m’écouter, nous pourrions voir briller encore quelques beaux jours; nous aurions des alliés, de l’or, et des soldats pour nous défendre.

Il se tut de nouveau, et, ralentissant sa marche, dont il paraissait fatigué : — Mais, hélas! dit-il, nous sommes vieux, et tout le monde nous abandonne. Les patriciens sont plus corrompus que le siècle où nous avons le malheur de vivre; ils tiennent plus à leurs richesses et à leur lâche oisiveté qu’à l’indépendance de la patrie. Pourvu qu’on les laisse se promener au Broglio et souper dans leurs casini, ils tendront la gorge au destin qu’on leur prépare.

— Il me semble que votre excellence s’exagère beaucoup les dangers qui menacent la république, dit l’autre personnage, qui était assis nonchalamment sur un canapé de velours, tenant à la main un