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vantaient, aux yeux de leurs administrés, d’avoir obtenu l’appui des Européens, et promettaient l’apparition prochaine des escadres alliées. Voici le texte d’une proclamation qu’il lut sur les murailles de la ville de Chang-chou : « Les navires des barbares sont solides; ils ont d’excellens canons, et ces barbares sont, comme nous, décidés à exterminer les rebelles. Ils ne tarderont pas à se montrer au-delà de Chin-kiang-fou, et ils auront vite raison de cette exécrable secte. Que le peuple soit sans crainte : ou poursuivre avec la plus grande sévérité les colporteurs de fausses nouvelles qui auraient pour but d’inquiéter les esprits. » Ce mensonge officiel, garanti par la signature du mandarin Chang, était placardée dans les districts, et, en même temps qu’il rassurait les populations demeurées fidèles jusqu’alors à la cause impériale, il devait répandre parmi les rebelles de fausses impressions sur l’attitude des Européens. Cette manœuvre ne manquait pas d’habileté. A Shanghai, le gouverneur disait aux consuls que Taï-ping était l’ennemi déclaré des barbares, puis il annonçait indirectement aux insurgés que les navires anglais allaient marcher contre Nankin. En trompant ainsi les uns et les autres, il espérait qu’un malentendu les mettrait aux prises. La ruse était d’autant mieux imaginée que la tentative de la frégate américaine Susquehannah pour remonter le Yang-tse-kiang et surtout la présence de plusieurs bâtimens de forme européenne au milieu des jonques de la flotte impériale pouvaient aisément donner le change aux rebelles. Le gouverneur de Shanghai, qui ne se faisait pas la moindre illusion sur la valeur des jonques, avait eu l’excellente idée de fréter dans le port un certain nombre de lorchas, petits bâtimens qui naviguent sur les côtes de Chine, le plus souvent avec le pavillon portugais, puis il avait acheté ou loué des bricks et même des trois-mâts appartenant à des négocians américains. Le mandarin ne marchandait pas, il payait comptant; il y avait donc tout profit à traiter avec lui. Enfin, malgré l’accord qui existait au-sein de la population européenne pour la défense commune, il s’était révélé, au début, des dissidences assez graves sur l’appréciation générale des événemens. Le principe de non-Intervention proclamé par les représentans des puissances n’était point du goût de tout le monde. Plusieurs résidens voyaient avec impatience le ralentissement du commerce; ils étaient d’avis que l’on précipitât le dénoûment de la crise, en se prononçant soit pour Hien-foung, soit pour Taï-ping, et ils déclaraient que si les gouverneurs pensaient devoir s’abstenir de toute démarche officielle dans l’un ou l’autre sens, les particuliers n’étaient point liés par les mêmes scrupules. Après tout, les négocians qui vendaient leurs bâtimens au mandarin de Shanghai se croyaient fondés à soutenir la légitimité de la transaction. De quel droit leur aurait-on enlevé l’occasion d’une bonne affaire ? Ils étaient d’ailleurs enrôlés, comme les autres, dans le bataillon des volontaires de Shanghai; ils montaient la garde et allaient en patrouille, et ils étaient prêts à tirer au besoin sur leurs anciens navires métamorphosés en navires chinois. Les consuls n’eurent rien à objecter contre la logique de ce raisonnement; mais il n’en était pas moins vrai que les mandarins, en achetant ces navires et en les expédiant sur le Vang-tse-kiang, voulaient convaincre les insurgés que les barbares s’étaient ralliés à la cause impériale. Ils firent mieux encore : pour compléter la décoration, ils s’avisèrent de confectionner