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dut les relâcher. Ce mandarin, qui avait longtemps vécu à Canton, où il figurait aux premiers rangs dans l’opulente corporation des marchands hanistes, s’était jusqu’alors distingué par son activité. C’était lui qui avait frété, au nom de l’empereur, des navires européens, et, pour un Chinois, cette mesure, contraire aux lois antiques, était très audacieuse. C’était lui encore qui avait conseillé au gouverneur général de la province d’invoquer le concours des nations étrangères, grave hérésie qui, à toute autre époque, eût attiré sur la tête de son auteur les plus terribles châtimens. Bref, l’ancien haniste Sam-qua, devenu le mandarin Ou, n’avait reculé devant aucun moyen pour épargner à Shanghai la visite des rebelles. Malheureusement il s’était vu obligé d’envoyer dans le Yang-tse-kiang la majeure partie des troupes disponibles, et tandis qu’il essayait vainement de reprendre la place importante de Chin-kiang-fou, la révolte allait éclater dans l’intérieur même de la ville. Ce fut le 7 septembre, à l’occasion d’une fête célébrée en l’honneur de Confucius, que les gens de Canton et du Fokien se décidèrent à faire leur coup. Ils se précipitèrent en deux bandes à travers les rues étroites de Shanghai, mirent à mort l’un des principaux magistrats, et assiégèrent le tao-tai, qui n’avait pour se défendre qu’une petite troupe de soldats fort peu disposés à combattre. Après une courte fusillade, l’infortuné mandarin fut contraint à se rendre. Comme il comptait quelques amis parmi les chefs cantonnais, on lui fit grâce de la vie, on lui proposa même de reconnaître le gouvernement insurrectionnel et de conserver ses fonctions : il refusa courageusement, sollicita l’intervention du consul des États-Unis, et parvint, non sans peine, à s’échapper de son palais et à se réfugier dans la ville européenne, d’où il alla rejoindre son escadre, en croisière sur le Yang-tse-kiang.

La population de Shanghai se compose principalement de négocians riches et de boutiquiers. Depuis que les Européens ont obtenu la permission de trafiquer dans le port, le commerce y a pris un développement extraordinaire; aussi la grande majorité des habitans manifesta peu de goût pour les vainqueurs, dont l’audacieuse invasion venait jeter le trouble dans les affaires. Elle n’éprouvait pas la moindre sympathie pour les patriotes de Canton et du Fokien qui avaient dirigé le mouvement, et, dès le premier jour, les rues de la ville furent encombrées de citoyens qui se dirigeaient en toute hâte vers les portes et qui faisaient leur déménagement. C’était une émigration générale. Quant à la populace, elle passa naturellement du côté de l’insurrection, et son premier acte fut de démolir la douane. On procéda ensuite au pillage régulier des édifices publics et des maisons des mandarins; mais, le pillage terminé, les difficultés commencèrent : les Fokienois s’adjugèrent indûment la plus grosse part du butin malgré les réclamations des Cantonnais. La querelle, engagée sur un sujet aussi grave, s’envenima au point que les deux partis se tirèrent des coups de fusil. A la fin, les Fokienois abandonnèrent leurs prétentions, et, la paix conclue, on songea à constituer un gouvernement. Il est essentiel de remarquer que les résidens européens, demeurés neutres au milieu de ces étranges incidens, ne furent point inquiétés par les vainqueurs. Cependant ils redoublèrent de vigilance, et se tinrent prêts à défendre leur quartier.

Le commandement supérieur échut à un ancien marchand de sucre, nommé Liu, qui appartenait à la bande des Cantonnais. Ce grand