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généralissime proclama immédiatement l’expulsion des Tartares et la restauration de la dynastie des Ming. Il promit de maintenir l’ordre, interdit le pillage et Invita les négocians à approvisionner la ville; car « le riz devenait aussi rare que les perles, et le bois de chauffage aussi cher que la cannelle. » Dans un autre placard, il s’indignait contre la barbarie des Mantchoux, qui, en ordonnant aux Chinois de se coiffer d’une queue, les faisait ressembler à des chevaux. Dans toutes ses paroles et dans tous ses actes, il s’étudiait à imiter les chefs de l’armée de Taï-ping, il annonçait même qu’il entretenait de fréquens rapports avec Nankin. Cette assertion était complètement fausse, mais elle devait exercer une grande influence sur le peuple, en lui donnant à penser que Taï-ping enverrait des renforts aux patriotes de Shanghai, dans le cas où les troupes impériales, campées autour de la ville, deviendraient trop menaçantes. D’un autre côté, Liu cherchait à se concilier la bienveillance des Européens; il était presque en coquetterie avec les consuls. « Soyez avec nous, leur disait-il, et vous obtiendrez mille facilités pour votre commerce : plus de restrictions, plus de douane. » Les consuls ne répondirent à ses avances que par leur déclaration habituelle de neutralité.

Pendant les mois de septembre et d’octobre, les impériaux dirigèrent plusieurs attaques contre la ville, mais ils n’obtinrent aucun succès. Le 10 novembre, le tao-tai vint de nouveau mettre le siège devant la place. Après avoir canonné les murailles avec l’artillerie de son escadre, il opéra un débarquement et monta à l’assaut. Malgré ce déploiement extraordinaire de forces et de bravoure, il se vit repoussé et fit sa retraite en incendiant un vaste faubourg. Jusqu’à ce moment, les insurgés n’avaient point commis d’acte de violence contre les particuliers; l’argent qu’ils avaient trouvé dans les caisses n’était pas complètement épuisé, et le généralissime Liu ne cessait de répéter que les Tartares étaient à jamais chassés de la Chine. Cependant la partie saine de la population ne s’était point encore franchement ralliée au nouvel ordre de choses; Taï-ping n’avait pas fraternisé avec Liu, les Européens se tenaient sur la réserve, en sorte que le mouvement de Shanghai pourrait bien aboutir au même résultat que celui d’Amoy, et ne serait plus dès lors qu’un incident, fort curieux sans doute, dans l’ensemble de l’insurrection.


Quel sera le dénouement de ce drame sanglant qui se déroule à l’intérieur du Céleste Empire et dont l’action se complique de tant de péripéties ? La question est embarrassante : on ne sait pas comment ni pourquoi la révolte a éclaté; bien habile celui qui pourrait aujourd’hui nous dire quand et comment elle finira ! Au point où en sont les choses, la dynastie tartare se trouve dans une situation bien critique; mais, quelles que soient ses destinées prochaines, que deviendra la Chine à la suite des luttes effroyables qui, pendant plusieurs années, auront bouleversé son territoire ? Se montrera-t-elle plus favorable que par le passé au commerce des Européens, ou refermera-t-elle ses portes à peine entr’ouvertes ? — Le champ des hypothèses est immense, et déjà les faiseurs de conjectures s’y sont lancés intrépidement. Les uns y voient l’émancipation immédiate de la nation chinoise, le retour de l’ancienne dynastie, des vieux costumes et des cheveux longs, le refoulement des Tartares dans les steppes de l’Asie centrale et le triomphe assuré