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LA BOUTEILLE À LA MER.


Soumet son âme au poids de la matière impure
Et se sent mort ainsi que son vaisseau rasé.
— À de certains momens l’âme est sans résistance ;
Mais le penseur s’isole et n’attend d’assistance
Que de la forte foi dont il est embrasé.

IV.

Dans les heures du soir, le jeune capitaine
A fait ce qu’il a pu pour le salut des siens.
Nul vaisseau n’apparaît sur la vague lointaine,
La nuit tombe, et le brick court aux rocs indiens.
— Il se résigne, il prie ; il se recueille, il pense
A celui qui soutient les pôles et balance
L’équateur hérissé des longs méridiens.

V.

Son sacrifice est fait ; mais il faut que la terre
Recueille du travail le pieux monument.
C’est le journal savant, le calcul solitaire.
Plus rare que la perle et que le diamant ;
C’est la carte des flots faite dans la tempête,
La carte de l’écueil qui va briser sa tête :
Aux voyageurs futurs sublime testament.

VI.

Il écrit : « Aujourd’hui, le courant nous entraîne,
Désemparés, perdus, sur la Terre-de-Feu.
Le courant porte à l’est. Notre mort est certaine :
Il faut cingler au nord pour bien passer ce lieu.
— Ci-joint est mon journal, portant quelques études
Des constellations des hautes latitudes.
Qu’il aborde, si c’est la volonté de Dieu ! »

VII.

Puis immobile et froid, comme le cap des brumes
Qui sert de sentinelle au détroit Magellan,
Sombre comme ces rocs au front chargé d’écumes[1] »
Ces pics noirs dont chacun porte un deuil castillan.
Il ouvre une bouteille et la choisit très forte.
Tandis que son vaisseau que le courant emporte
Tourne en un cercle étroit comme un vol de milan.

  1. Les pics San-Diego, San-Ildefonso.