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esprit à lire, sans trop se troubler, dans les profondeurs du cœur humain.

Cette direction sévère donnée à l’éducation de Beata n’avait point altéré heureusement la simplicité de son âme. Née dans un siècle téméraire, au milieu d’une société en décadence, elle sut entendre tout ce qui se disait contre les plus saintes vérités sans jamais donner lieu de croire que le doute eût pénétré dans sa conscience. Le commerce des hommes supérieurs et la lecture des livres les plus hardis n’avaient porté atteinte ni à la modestie de son langage, ni à l’accomplissement de ses plus humbles devoirs. Elle savait écouter et se taire, et son dégoût profond pour les discussions arides et pointilleuses de l’esprit l’avait fortifiée dans l’idée que la mission de la femme était de relier et de concilier les hommes par l’attrait du sentiment. Aussi les passions turbulentes se calmaient à son approche, la sérénité de son front se répandait sur tous ceux qui la voyaient, et les caractères les plus antipathiques se groupaient autour de sa personne en acceptant avec amour le joug de son empire. La science de la vie, si l’on peut donner ce nom à de simples pressentimens d’une nature bien douée, avait traversé son cœur sans y déposer une goutte de son amertume. A son regard doux et mélancolique, à cette adorable langueur qui se trahissait par les sons voilés de sa voix expressive, et qui lui faisait pencher la tête comme celle d’un épi d’or sous la brise du matin; à ce mélange de tendresse et de raison, de joie enfantine et de préoccupation sérieuse qui faisaient le fond de son caractère, on reconnaissait une femme d’élite, une de ces créatures privilégiées que Dieu semble envoyer sur la terre pour y raffermir le culte de l’idéal. Lorsque vers les heures paisibles du soir Beata promenait sa langueur dans le beau jardin de la villa Cadolce, au milieu des orangers et des fleurs, préservant sa tête d’une ombrelle de soie rose dont les reflets adoucis allaient se confondre avec ceux de sa robe blanche et flottante, le cœur rempli de murmures confus, laissant échapper de ses lèvres indolentes ce demi-sourire qui sied à la grâce, en regardant au loin dans l’atmosphère les chaudes vapeurs qui annoncent la fin du jour, — on eût dit la personnification de Venise ayant le pressentiment de sa destinée.

Beata avait une amie d’enfance qu’elle aimait beaucoup : c’était Tognina, la fille du médecin de Cadolce, petite et gracieuse personne, vive, enjouée, spirituelle. Au moindre mot, le frais et blanc visage de Tognina s’épanouissait de joie, et un doux sourire se jouait sur ses lèvres de rose comme un rayon de soleil dans un vase rempli de lait. Légère et un peu malicieuse, Tognina était une Vénitienne pure et sans mélange, dont le caractère formait un heureux