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développement de l’esprit humain, en s’exagérant peut-être la part qu’elle pouvait revendiquer dans l’histoire de la civilisation italienne, étaient chez lui des sentimens naturels qui s’étaient fort accrus par le désir d’être agréable à son ami le sénateur Zeno. Ce vieux patricien, dont l’intelligence lucide et forte ne se faisait aucune illusion sur l’affaiblissement de la république et sur les événemens probables qui d’un jour à l’autre pouvaient emporter son indépendance, s’était pris d’une tendresse vraiment filiale pour la grandeur éclipsée de la reine de l’Adriatique. Il s’était retourné vers le passé pour y chercher une distraction à sa douleur actuelle, comme nous aimons tous, au déclin de la vie, à réjouir nos regards attristés par le spectacle de nos belles années. Cette passion jalouse pour la gloire de sa patrie, qui réchauffait le cœur du vieux Marco Zeno, était partagée par toute la haute noblesse de Venise; à vrai dire, elle forme un des traits caractéristiques de l’aristocratie dans tous les pays du monde. On a pu voir de nos jours que la démocratie fait assez bon marché des limites territoriales qui séparent les différentes nations de l’Europe, et cela se conçoit aisément, car l’esprit qui anime la démocratie moderne participe un peu de la nature de l’esprit religieux, dont le point d’appui est dans la conscience et non plus dans les fictions arbitraires de la pensée. L’aristocratie vit de traditions, parce que c’est dans la tradition qu’elle trouve les titres de sa puissance, tandis que la démocratie ne s’élève qu’au nom d’un principe de justice que le temps a mûri, et dont il exige impérieusement la réalisation. Aussi l’histoire nous montre-t-elle l’aristocratie partout et toujours fidèle au culte des dieux domestiques, défendant jusqu’au dernier soupir la nationalité dont elle est l’expression vivante, tandis que la démocratie déborde comme un fleuve impétueux qu’agite le souffle de Dieu. Cette lutte héroïque du patriciat et de la démocratie, qui est le nœud de l’histoire universelle, a été surtout remarquable et très décisive dans la république de Venise, dont l’indépendance n’a pas survécu d’une heure à la chute du gouvernement oligarchique.

Ce sentiment profond d’attachement pour le sol natal, qui remplissait l’âme tout entière du vénérable sénateur, se révélait autour de lui d’une manière ingénieuse et frappante. Dans son palais de Venise aussi bien que dans sa villa Cadolce, il n’y avait que des meubles et des objets d’art provenant soit de la capitale, soit d’une ville quelconque des états de la république. Il suffisait que le moindre objet de luxe eût été fabriqué par un Vénitien ou par un sujet de la république, pour qu’il eût à ses yeux un prix inestimable. Dans ses deux magnifiques habitations, il n’avait admis que des tableaux et des gravures de l’école vénitienne, depuis Jean Bellini jusqu’à Tiepolo, qui ferme la série des grands artistes qui ont illustré cette terre de la poésie et de la volupté, jusqu’aux petits tableaux de genre et