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aux caricatures innombrables que produisait un peintre de mœurs alors très à la mode et assez inconnu de nos jours, Pierre Longhi, mort à Venise en 1780, qu’on voyait figurer dans les appartemens de Marco Zeno au milieu des chefs-d’œuvre des demi-dieux de la peinture. Les tableaux, les gravures, les objets d’art, et en général toutes les productions de l’esprit, étaient classées, non d’après leur mérite respectif et reconnu, mais selon le degré de consanguinité qui les rapprochait de la cara Venezia. Et d’abord, Marco Zeno plaçait au premier rang dans son affection et dans son estime les artistes qui étaient nés dans la ville même des lagunes, sur l’isola madre, comme il aimait à la qualifier. Venaient ensuite les œuvres des sujets de la république, puis enfin tout, ce qui avait été créé à Venise par la main des étrangers. Il suffisait qu’un livre eût été imprimé dans cette ville chérie pour avoir droit à son intérêt, et alors il lui était bien difficile de le juger sans un peu de partialité.

Pour répondre à cette passion profonde et presque sacrée de Marco Zeno, l’abbé Zamaria avait organisé la grande bibliothèque de son palais de Venise et celle, moins considérable, qui se trouvait à la villa Cadolce dans un esprit tout aussi exclusif. Sur le premier plan étaient classés par ordre chronologique les historiens, les philosophes, les moralistes et les voyageurs vénitiens, si nombreux et si curieux ; puis venaient les poètes qui ont illustré le dialecte doux et charmant qu’on parle dans les lagunes, suivis de tous les livres importans et célèbres qui ont été publiés depuis l’introduction de l’imprimerie à Venise, en 1467. La partie la plus intéressante de cette bibliothèque était celle qui était consacrée aux œuvres de l’art musical, rangées d’après un plan systématique qui était le résultat d’une grande érudition accompagnée d’une rare sagacité. On y voyait figurer d’abord de nombreux recueils de canzonnette populaires sans nom d’auteur, et qui étaient presque aussi anciennes que la république de Saint-Marc. Après ces monumens curieux de l’instinct et de la poésie populaire qu’on trouve à l’origine de toutes les nations modernes, l’abbé avait placé les chansons à deux, à trois et même quatre parties qu’on appelait frottole, et qui étaient le produit d’un art qui commençait à devenir intéressant. Après ces diverses manifestations de la fantaisie plus ou moins libre et populaire venaient les madrigaux savans d’Adrien Willaert, qui passe pour le vrai fondateur de ce qu’on appelle l’école de Venise; ceux de Costanzo Porta, les œuvies des deux Gabrielli, de Cipriano di Bore, de Jean Croce, surnommé il Chinzzetto, de Claudio Merulo, de Lotti, de Donato, etc., famille nombreuse de compositeurs originaux parmi lesquels Benedetto Marcello occupe le premier rang. Dans la section consacrée à la musique dramatique, on voyait figurer les premiers opéras de Monteverde, qui peut être considéré comme le véritable créateur du