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stance imprévue : il venait de prouver jusqu’à la dernière évidence que le rapport de Lecointre sur lequel il avait été décrété d’accusation n’était qu’un tissu d’inepties et de mensonges. Sa situation vis-à-vis du gouvernement était tout simplement celle d’un homme qui a reçu en avances, pour une fourniture de fusils, 500,000 fr. en assignats valant 300,000 fr., qui a déposé, en garantie une valeur de 745,000 fr., qui n’a pu faire la fourniture convenue parce que le gouvernement ne lui a pas donné au dehors l’appui qu’il avait promis, et qui dit au gouvernement : « Vous avez manqué à votre engagement de m’aider, par une nouvelle remise de fonds et par l’intervention de votre ministre en Hollande, à faire venir les fusils que j’ai achetés pour vous et que le gouvernement hollandais retient de force à Tervère. Je suis prêt à vous rendre les 500,000 fr. en assignats que vous m’avez avancés ; rendez-moi les 745,000 fr. de contrats que vous m’avez fait déposer, et nous serons quittes. J’en serai pour mes frais de voyage et mes peines : je tirerai de ces fusils de Tervère le parti que je pourrai, et vous, de votre côté, vous vous procurerez des armes où vous pourrez. »

Cette conclusion, juste et raisonnable en temps ordinaire, aurait, en mars 1793, conduit infailliblement Beaumarchais en prison pour aller plus tard là où l’on allait en sortant de prison ; mais le gouvernement, qui jusqu’alors avait paru se soucier assez peu de ces fusils, déclara qu’ils lui étaient indispensables. La France en effet était attaquée de toutes parts ; après le meurtre de Louis XVI, l’Angleterre venait de s’unir contre elle à toutes les puissances du continent. Le comité de salut public proposa à la convention de suspendre le décret d’accusation rendu contre Beaumarchais et de lever le séquestre mis sur ses biens ; il le fit venir ensuite et lui donna à choisir entre une condamnation avec ses conséquences et l’agréable mission d’aller pour la seconde fois chercher en pays ennemi (car la Hollande à cette époque était également entrée dans la coalition) ces soixante mille fusils, toujours retenus à Tervère. L’opération était devenue bien plus difficile, car la publicité donnée à l’inepte rapport de Lecointre avait déterminé, dès le mois de janvier 1793, le gouvernement anglais à se mettre en mesure de s’emparer de ces fusils comme d’une propriété française. Seulement Beaumarchais, qui ne perdait jamais la tête, ayant eu vent de ce projet à l’époque même où il était emprisonné à Londres, avait décidé le négociant anglais, son correspondant et son ami, qui l’avait fait incarcérer, à devenir, moyennant un fort bénéfice, l’acheteur fictif de ces fusils, et à les maintenir en son nom à Tervère comme une propriété anglaise jusqu’à ce que le véritable propriétaire pût en disposer. La situation de cet acheteur fictif n’en était pas moins délicate. Le cabinet de