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noncent que, si chez lui le sentiment religieux n’est pas complet, il est peut-être moins éteint que chez plusieurs autres personnages fameux du XVIIIe siècle :


« Je n’aime pas, écrit Beaumarchais, que dans vos réflexions philosophiques vous regardiez la dissolution du corps comme l’avenir qui nous est exclusivement destiné : ce corps-là n’est pas nous, il doit périr sans doute, mais l’ouvrier d’un si bel assemblage aurait fait un ouvrage indigne de sa puissance, s’il ne réservait rien à cette grande faculté à qui il a permis de s’élever jusqu’à sa connaissance. Mon frère, mon ami, mon Gudin s’entretient souvent avec moi de cet avenir incertain, et notre conclusion est toujours : Méritons au moins qu’il soit bon ; s’il nous est dévolu, nous aurons fait un excellent calcul ; si nous devons être trompés dans une vue si consolante, le retour sur nous-mêmes, en nous y préparant par une vie irréprochable, a infiniment de douceur. »


À côté de cela, on aime à voir l’auteur du Mariage de Figaro accusé en 1798 par son ami Talleyrand, alors ministre des affaires étrangères, d’être dupe de tout le monde et acceptant très bien ce reproche :


« Je souriais, écrit-il, avant-hier au soir du magnifique éloge que vous faisiez de moi en attestant que je suis dupe de tout le monde. Être dupé par tous ceux qu’on a obligés, — du sceptre jusqu’à la houlette, — c’est être victime et non dupe. Au prix d’avoir conservé tout ce que l’ingrate bassesse m’a ravi, je ne voudrais pas une seule fois m’être comporté autrement. Voilà ma profession de foi. Ce que je perds me touche faiblement : ce qui touche la gloire ou le bonheur de ma patrie épuise toutes mes sensibilités. Quand nous commettons une faute, j’en ai une colère d’enfant, et sans que je sois bon ni employé à rien, je répare en projet chaque nuit nos sottises de la journée. Voilà ce en quoi mes amis prétendent que je suis une dupe, chacun dit-on, ici ne pensant qu’à lui seul. Quelle fichue patrie, si cela était vrai pour tous ! mais je suis sûr et très sûr du contraire. Quand voulez-vous voir mon petit commerce de dupe[1] ? Vous n’en serez pas mécontent ; vous y trouverez à puiser pour le passé, le présent, l’avenir, — l’avenir, seule chose qui existe pour nous ! Pendant qu’on parle des deux autres, elles sont déjà bien loin, bien loin. Salut, impérissable attachement.

Beaumarchais. »


Cette ardeur de sensibilité et de désintéressement patriotique devait être bien sincère, puisque Beaumarchais ne craignait pas de s’en prévaloir auprès d’un homme aussi retors que Talleyrand : à coup sûr, il ne pouvait pas avoir la prétention de le duper : c’était donc une nuance de son caractère qu’il entendait maintenir contre les railleries du rusé ministre. Et en effet rien n’est plus vrai que cette perpétuelle sollicitude de Beaumarchais pour ce qui ne le re-

  1. C’est un mémoire en faveur de la paix avec les États-Unis ; nos rapports diplomatiques avec cette jeune république venaient d’être troublés.