Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/72

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la naissance modeste eût été d’ailleurs un obstacle suffisant à des rêves impossibles. La différence de l’âge, bien plus sensible dans le Midi que dans le Nord, la distance que la fortune avait mise entre Beata et Lorenzo, distance qui, malgré l’altération des mœurs et l’affaiblissement des vieilles institutions, était encore plus respectée à Venise que dans aucun autre pays de l’Europe, toutes ces raisons, jointes au caractère de Beata et à la rare distinction de sa nature, ne lui permettaient point de s’inquiéter sur l’avenir d’un penchant qui se présentait sous les apparences d’une affection fraternelle. Aussi ne craignait-elle point d’avouer la joie que lui faisaient éprouver les succès de Lorenzo et de réclamer, avec une naïveté charmante, la part qui lui revenait dans son éducation. Elle l’avait entouré d’une sollicitude où se mêlait à son insu l’attraction mystérieuse des sexes, qui se fait toujours sentir, même entre les différens membres de la famille la plus chaste. Beata se disait tout bas, en voyant les rayons de la jeunesse effleurer le front de Lorenzo : «C’est moi qui l’ai fait ce qu’il est; c’est moi qui l’ai soustrait aux rigueurs d’une aveugle destinée! Il est mon œuvre, c’est l’écho de mon âme. S’il tient de sa mère la vie du corps, il me doit celle de l’esprit. »

C’est ainsi que Beata laissait échapper les premiers murmures de son cœur sans en approfondir la cause, c’est ainsi qu’elle voguait sur le courant facile qui l’entraînait, sans prendre garde aux dangers de la route. Bercée par des rêves charmans, les paupières mi-closes, elle écartait le jour qui aurait pu l’éveiller : il est si doux, le sommeil du matin ! En grandissant sous la tutelle de Beata, Lorenzo, en effet, développait chaque jour les plus heureuses dispositions, qui le rendaient de plus en plus digne de l’intérêt de ses protecteurs. Docile, studieux et très reconnaissant pour les soins qu’on lui prodiguait, son aimable caractère s’épanouissait sans efforts et semblait répondre à toutes les espérances qu’on avait conçues de lui. La musique, les langues et l’histoire formaient les principaux élémens de l’instruction qu’on lui avait donnée, et sur ce fond solide, qui ne pouvait que s’élargir avec le temps, l’imagination hardie de Lorenzo jetait les plus vives couleurs. Il se sentait heureux de vivre dans le milieu où l’avait conduit la fortune; il s’élançait dans la carrière qu’on lui avait ouverte avec une joie radieuse où se trahissait l’orgueil bien légitime d’une émancipation inespérée. Sa vive intelligence avait franchi presque sans douleur les obstacles de l’initiation, et il travaillait avec une telle aideur, qu’on était souvent obligé de modérer son zèle.

La littérature française du XVIIIe siècle, qui était répandue dans toute l’Europe, et que l’abbé Zamaria lui avait fait connaître, commençait cependant à déposer dans l’esprit de Lorenzo quelques