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en frappant sur l’épaule de son neveu. Par mon salut ! je suis bien aise de trouver une fente dans ce cœur pour y envoyer un rayon de soleil. — Bonjour, Trina. Dieu soit loué ! vous n’avez vieilli que de deux jours depuis avant-hier, à ce que je vois. Et toi, Néli, vite, fais-nous cuire toutes ces provisions. Assieds-toi là, Ulrich ; nous souperons ensemble, mon fils.

Tout en adressant ainsi successivement la parole à chacun d’un ton jovial, le vieillard s’était débarrassé de ce qui le chargeait et était venu prendre place à table, vis-à-vis de ses neveux. Il déboucha le flacon d’eau de cerise avec précaution, leur en versa à chacun un tiers de verre puis se servit lui-même. Il s’informa alors avec une bonhomie affectueuse si Hans avait pris quelque chose, à quoi le chasseur se contenta de répondre par un signe négatif, puis il interrogea Ulrich sur sa position à Mérengen.

Le jeune sculpteur lui répéta ce qu’il avait déjà dit à mère Trina, mais d’un ton distrait et abattu, qui semblait peu d’accord avec les paroles par lesquelles il constatait sa réussite. L’oncle Job en conclut que les avantages de son nouveau métier se faisaient chèrement acheter, et, ramené au souvenir des efforts qu’il avait tentés pour en détourner le jeune homme, il se laissa aller malgré lui à y opposer l’indépendance et le contentement dont il eût pu jouir sur la montagne.

Depuis plus de quarante années que l’oncle Job vivait exposé à toutes les fatigues et à tous les périls de ces âpres solitudes, il n’avait su voir encore que ce qu’elles avaient d’attachant et de sublime. Tandis que l’indomptable audace de Hans croyait y trouver le démon, sa douceur résignée n’y cherchait que Dieu. Le premier, entraîné par je ne sais quelle passion furieuse, courait à travers les précipices et les avalanches, l’œil uniquement fixé sur sa proie, le second côtoyait l’obstacle avec patience, contemplant la fleur, le papillon, les pierres de la ravine. Celui-là était la force qui brave, celui-ci la simplicité qui admire. Aussi rien n’avait troublé la sérénité de cette âme. La jeunesse en se retirant y avait laissé un rayon de sa joie, comme le soleil déjà couché laisse sur les pics blanchis un reflet de sa flamme.

Lorsque le souper lui servi, l’oncle força mère Trina et Fréneli à prendre place pour le partager, et sa gaieté réussit à éclaircir tous les fronts. Celui de Hans restait seul plissé et sombre comme d’habitude. Cependant, lorsque les deux femmes eurent quitté la table, le vieillard Job fit une dernière tentative pour l’égayer. Il remplit son verre, et, lui posant amicalement une main sur le bras :

— Buvez, maître chasseur, dit-il en riant ; pour cette fois, l’eau de cerise peut couler comme eau de roche : on connaît la source, et demain la bouteille de voyage sera remplie de nouveau.