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entre deux murailles d’un vert azuré, se détournait brusquement et ne laissait plus apercevoir qu’une profondeur ténébreuse. L’oncle Job s’agenouilla pourtant au bord, avança sa tête abaissée jusqu’à l’ouverture de la crevasse, et poussa un cri d’appel. La voix se prolongea sourdement le long du gouffre mystérieux. Il prêta l’oreille ; rien ne répondit. Se penchant davantage, il poussa un second cri plus prolongé, puis un troisième. Cette fois il lui sembla entendre un son, mais tellement incertain, qu’il se demanda si c’était l’infiltration des eaux souterraines ou le rebondissement de sa propre voix. Cependant à ces appels renouvelés la réponse arriva moins confuse. Sans distinguer les paroles prononcées, le chercheur de cristaux reconnaissait une voix humaine. Il se releva vivement, déroula à la hâte la corde qu’il portait en bandoulière, et, après l’avoir fixée à un boulon de fer enfoncé dans la glace, il la laissa glisser au fond de la fissure, à l’endroit même où il avait entendu la voix. La corde y disparut tout entière et resta quelques instans flottante. Courbé sur le gouffre, l’oncle Job renouvela ses cris d’avertissement ; enfin il lui sembla que la corde s’agitait. Elle se tendit lentement et commença à froisser les bords de la fissure. Le vieillard, un genou appuyé à son extrémité supérieure et retenant de la main droite le boulon de fer, regardait dans la profondeur obscure. Tout à coup l’oscillation de la corde cessa ; celui qui montait s’était arrêté. — Courage ! cria l’oncle Job ; ne lâche pas ! Encore un effort de poignet ! — La corde continua à rester immobile. Il se pencha sur le vide avec angoisse. — Allons ! reprit-il d’une voix plus forte ; c’est moi, Ulrich ; c’est l’oncle Job. Dieu m’a conduit à ton secours ; il veut te sauver. Aide-toi, mon fils, si tu es un homme… si tu veux revoir mère Trina et Fréneli !

À ce dernier nom, la corde frissonna ; il y eut un moment d’incertitude, puis elle se remit en mouvement : l’ascension avait été reprise. Le vieillard continuait ses encouragemens l’œil fixé vers le fond de la fissure ; enfin il vit surgir de ses ténèbres une tête nue et raidie. À chaque mèche de cheveux pendait un glaçon, et le visage, éclairé par les reflets verdâtres du glacier, semblait comme pétrifié. À voir la lenteur automatique des mouvemens, on eût dit un cadavre galvanisé par quelque magique évocation, et qui sortait des entrailles de la terre sans pensée et sans voix. Au moment où cette tête se dressa au-dessus de l’abîme, l’oncle Job attira la corde à lui avec un effort désespéré, et Ulrich se trouva étendu sur le bord de la fissure.

Le vieux montagnard laissa échapper une exclamation de joie, et, cherchant la gourde dont il ne se séparait jamais, il desserra avec peine les dents du jeune homme, à qui il fit avaler quelques gorgées d’eau-de-vie ; il prit ensuite de la neige et lui en frotta les pieds, les mains et le visage, jusqu’à ce qu’il eût réussi à y ramener le mouvement :